mercredi 8 novembre 2017

À propos de l'entreprise

L’entreprise « est l’un des concepts les plus difficiles à appréhender1 », elle est « le point aveugle du savoir2 », etc. Elle résiste en effet à la conceptualisation, et quand des statisticiens tentent de la définir le résultat n’est guère convaincant :

« L’entreprise correspond à la plus petite combinaison d’unités légales qui constitue une unité organisationnelle de production de biens et de services jouissant d’une certaine autonomie de décision, notamment pour l’affectation de ses ressources courantes. Une entreprise exerce une ou plusieurs activités dans un ou plusieurs endroits » (Règlement du Conseil de l’Union européenne relatif aux unités statistiques d’observation et d’analyse du système productif dans la Communauté, 15 mars 1993).

L’entreprise n’est pas le seul être qui résiste de la sorte : la « personne », la « société », la « science », sont comme elle des phénomènes organiques que chaque discipline tente de saisir selon sa grille conceptuelle sans jamais pouvoir les embrasser en entier.

Nous allons évoquer ici les disciplines qui considèrent l’entreprise. Nous n’entrerons pas dans leur détail car notre objet est seulement de montrer de façon très schématique en quoi leurs points de vue diffèrent, puis de suggérer comment ils peuvent se compléter.

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Chaque entreprise est une institution en ce sens précis qu’elle a été instituée pour remplir une mission. Elle se dote à cette fin d’une organisation qui définit les procédures de l’action et les pouvoirs de décision légitimes. Le formalisme de l’organisation tend cependant toujours à s’émanciper de la mission : mission et organisation entretiennent une relation dialectique.

La production et l’échange sont l’objet de la théorie économique. Elle considère l’Entreprise avec un « E » (aussi nommée « système productif »), forme institutionnelle dont la mission est d’assurer l’interface entre les ressources naturelles et le bien-être matériel d’une population, et les entreprises avec un « e », dont chacune est un îlot d’organisation baignant dans un marché où il concrétise l’Entreprise.

NB : certaines entreprises se donnent une fonction prédatrice qui trahit la mission de l’Entreprise. La « production d’argent » par des Banques est une prédation sur le système productif, le crime organisé prospère en prélevant une taxe sur le flux des affaires et en détruisant des patrimoines humains ou naturels.

Le « droit des affaires3 » voit dans chaque entreprise une société ayant des droits et des devoirs, donc susceptible de faire appel au Juge4 pour arbitrer ou trancher des conflits. La dimension productive de l’entreprise n’est pas l’objet du droit des affaires même si celui-ci est complété par le « droit commercial », le « droit du travail », le « droit social », etc.

Les procédures de l’action productive sont l’objet de l’ingénierie5 qui articule le capital fixe (machines, bâtiments) et le travail humain.

L’architecture des pouvoirs de décision légitimes et les conflits qu’elle suscite, ainsi que la dialectique de la mission et de l’organisation, sont l’objet de la sociologie6 de l’entreprise.

Enfin la psychologie7 examine les effets de l’organisation sur l’image que chaque personne se fait de son rôle et de son destin, ainsi que les conséquences que cette image peut avoir sur ses rapports avec les autres et avec elle-même.

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Dans chaque entreprise les couches psychologique, sociologique, technique, économique et juridique sont en relation organique : chacune obéit à une logique propre et elles communiquent par des interfaces. Elles se conditionnent, se renforcent, se combattent éventuellement.

Osons une analogie : l’essence fournit à l’automobile une énergie que la mécanique transforme en propulsion. De même, la couche psychosociologique fournit à l’entreprise une énergie que l’autorité transforme en action productive. Kojève a distingué quatre formes de l’autorité8 : le Père transmet une tradition, le Maître dispense un enseignement, le Juge arbitre ou tranche les conflits, le Chef indique une orientation à l’action.

Dans une entreprise l’autorité n’est pas seulement celle des dirigeants. Le rôle du Père est tenu par les « anciens » qui transmettent la tradition aux « nouveaux » ; celui du Maître est tenu, autant ou plus que par le système de formation, par les collègues qui s’enseignent mutuellement les savoir-faire et tours de main du métier ; ceux du Juge et du Chef enfin sont tenus par les personnes qui exercent la fonction de commandement, donc principalement par le PDG et le DG.
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Les théories que propose chaque discipline procurent à l’action des concepts aux contours nets et des raisonnements qui éclairent les relations de cause à effet. Elles lui sont nécessaires mais aucune ne saisit l’essence de l’entreprise.

L’histoire9 semblerait pouvoir le faire, puisqu’elle embrasse a priori toutes les dimensions des phénomènes qu’elle considère, mais il lui est difficile d’atteindre la précision qu’exige l’action car l’éclairage qu’elle projette sur la situation présente est limité par le caractère énigmatique du passé comme par l’incertitude du futur. Elle fait cependant apparaître la dynamique de l’entreprise, cela aide à anticiper sa trajectoire.

L’action de l’entrepreneur et de l’animateur doit savoir puiser dans la boîte à outils que fournissent les théories, tandis que leur pensée doit s’appuyer sur une culture assez ample pour éviter le dogmatisme dans lequel risque de l’enfermer chaque spécialité.

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1 Jean-Philippe Robé, « La place de l’entreprise dans le système de pouvoirs », in L’entreprise contre l’État, Manucius, 2017.
2 Blanche Segrestin et Baudoin Roger, L’entreprise, point aveugle du savoir, Éditions Sciences Humaines, 2014.
3 Romuald Szramkiewicz, Histoire du droit des affaires, Montchrestien, 1989.
4 Alexandre Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Gallimard, 2007.
5 Jean-Pierre Meinadier, Le métier d’intégration de systèmes, Hermès, 2002 ; Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958.
6 Philippe Bernoux, La sociologie des organisations, Points, 2014.
7 Yves Clot, Les histoires de la psychologie du travail, Octarès, 2002.
8 Alexandre Kojève, La notion de l’autorité, Gallimard, 2004.
9 Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, 1978.

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