mercredi 30 novembre 2016

À côté d'Edmond Malinvaud

(Contribution au colloque en l'honneur d'Edmond Malinvaud « Théorie, mesure et expertise » le 9 décembre 2016)

Le directeur général de l'INSEE et le directeur de l'ENSAE, Claude Gruson et Edmond Malinvaud, accueillirent en octobre 1963 une nouvelle promotion d'élèves administrateurs en tenant en substance le discours suivant : « le travail auquel vous allez vous former est obscur et sans gloire, il ne vous donnera que l'austère satisfaction du devoir accompli ». L'un de nous exprima le sentiment commun en s'écriant « qu'est-ce que je fiche donc ici ! ».

Notre génération était l'otage d'une constellation intellectuelle dont les étoiles se nommaient Marxisme, Psychanalyse, Surréalisme, Structuralisme et qui, sous prétexte de libérer les esprits, délimitait étroitement ce qu'il était culturellement légitime de dire et de penser. Les auteurs que nous lisions ignoraient les institutions1 dont le « sérieux » nous inspirait une ironie proche de celle de Boris Vian2.

Quelques-uns d'entre nous ressentaient sans doute peu cette pression, d'autres possédaient dans leur esthétisme le ressort qui les en libérerait, mais dans l'ensemble nous étions comme le sera Michel Foucault3 hostiles envers « les pouvoirs », méfiants envers « le système » et prêts à participer plus tard aux errements de mai 1968. Christian Sautter annoncera ainsi à un magistrat scandalisé que nous refusions de prêter serment : depuis ce jour, les statisticiens français ne sont plus assermentés.

Les cours de l'ENSAE n'étaient pas faits pour nous convenir. Serge Kolm enseignait la théorie néoclassique sans prendre le recul qui aurait permis de concevoir la légitimité de ses hypothèses, Raymond Barre tenait un discours élégant mais vide, Maurice Allais se complaisait dans l'abstraction. Le cours d'économétrie de Malinvaud4 s'appuyait sur les conventions de la comptabilité nationale et nous n'étions pas assez mûrs pour pouvoir apprécier cette structure conceptuelle. Seuls les cours de sociologie de Pierre Bourdieu et Michel Rocard, ainsi que le cours de statistique mathématique de Gérard Calot, m'ont paru alors satisfaisants par leur rigueur et leur qualité pédagogique.

mercredi 16 novembre 2016

Les robots et nous

(Article publié le 9 novembre 2016 par Atlantico sous le titre « Serons-nous bientôt capables de créer des robots aussi réalistes que dans Westworld ? ». Les textes de la rédaction sont marqués en gras.)

Les robots nous ressemblent de plus en plus, physiquement et intellectuellement. Quand certains sont enthousiastes vis-à-vis de ces nouvelles technologies, d'autres sont plus méfiants. Dans un futur plus ou moins proche, nous pouvons penser qu'une confusion entre Hommes et robots sera possible.

A l’image de la série Westworld, les industriels essaient de concevoir des robots qui ressemblent de plus en plus à l’Homme physiquement. Quand pourrions-nous voir des robots dont nous pourrions confondre l'apparence avec celle des humains ? Au-delà de la texture de la peau ou du réalisme du regard, à quelles difficultés les ingénieurs sont-ils confrontés ?

Il est facile d'entourer un robot d'une matière qui imite l'apparence d'un être humain. Il est par contre difficile de lui donner un comportement semblable à celui d'un être humain.

C'est possible pour les tâches qu'un programme peut réaliser : puisqu'un programme sait jouer aux échecs, on peut concevoir un robot joueur d'échec qui saurait déplacer les pièces et imiter les mimiques d'un joueur humain.

Le robot est fait pour exécuter un programme, c'est-à-dire accomplir des actions qui ont été prévues par un programmeur. Il fait cela de façon répétitive, mieux, et plus vite que ne le ferait un être humain : c'est la raison pour laquelle on a cru qu'un robot pourrait être "intelligent".

Cependant seul l'être humain est capable d'interpréter une situation nouvelle, de répondre à un événement imprévisible, d'avoir l'intuition qui permet de trouver la réponse à une situation complexe, d'user de discernement face à des cas particuliers surprenants.

Sur le plan de l'intelligence et de la conscience, certaines IA sont-elles aujourd'hui capables de passer le test de Turing ? Quels progrès ont-ils été réalisés ces dernières années, et que reste-t-il toujours à accomplir ?

Non, les IA n'ont pas su passer le test de Turing de façon satisfaisante. Les quelques expériences "réussies" sont tellement artificielles qu'elles ne prouvent rien.

Le vrai problème, celui sur lequel les recherches devraient se concentrer, réside dans la coopération de l'être humain et de l'automate programmable qu'est un robot. Ils ont des capacités et des facultés différentes, qu'il s'agit d'articuler au mieux.

Si l'on croit possible qu'un automate ait la même intelligence qu'un être humain, fût-elle "artificielle", on s'interdit de penser leur articulation, car il est impossible d'articuler l'identique avec soi-même, et du coup on rate le problème le plus intéressant et le plus important.

Au regard des recherches en cours et des problèmes qu'il reste à résoudre, dans combien d'années pourront-nous voir des androïdes tels que ceux de Westworld ?

On peut les voir dès aujourd'hui dans un film ou une série télévisée, où ce sont d'ailleurs des acteurs humains qui jouent le rôle des robots : l'imagination des metteurs en scène n'a pas de limite.

Dans la vraie vie, nous aurons des robots pour les tâches ménagères et dans les entreprises, mais il ne sera pas efficace de leur donner une apparence humaine : un robot aspirateur fonctionne très bien, personne ne pense à lui donner cette apparence.

Je me demande si le rêve d'un robot d'apparence humaine n'exprime pas le désir de voir les êtres humains se comporter comme des robots : c'est déjà le cas des tueurs à gage ou tueurs en série qui occupent tant de place dans les films, ou celui des terroristes robotisés par un lavage de cerveau.

Les régimes totalitaires d'autrefois ont ambitionné de créer un "homme nouveau" qui aurait l'efficacité et l'insensibilité d'une machine mécanique.

La même ambition perverse renaît aujourd'hui, la mécanique étant remplacée par l'informatique.

lundi 14 novembre 2016

Qu'est-ce que l'iconomie ?

(Article publié sur le site iconomie.org)

L’étymologie du mot « iconomie » associe les deux mots grecs « eikon » (image) et « nomos » (organisation). Cette construction est semblable à celle d’ « économie » qui associe « oikos » (maison, famille) à « nomos » : l’économie, c’est la gestion d’une famille1.

L’économiste brésilien Gilson Schwartz2 estime que « dans l’iconomie le nomos est défini par l’icône, par quelque chose d’intangible, qui est un code visuel, immatériel, réel et symbolique en même temps : cette iconomie, qui transforme notre mode de penser, mesurer et sentir, ressemble à un jeu ».

Pour sa part l’institut de l’iconomie définit ainsi l’iconomie : « Société dont l’économie, les institutions et les modes de vie s’appuient sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et de l’Internet3 ». Il a construit le modèle schématique d’une telle société, par hypothèse efficace.

L’iconomie ainsi conçue n’est pas une prévision mais un repère posé à l’horizon du futur pour indiquer une orientation aux stratèges, hommes d’État et entrepreneurs, ainsi qu’aux animateurs qui agissent dans les institutions, en mettant en évidence les possibilités et les risques qu’apporte l’informatisation4.

Ce repère invite à combler l’écart qui existe entre la société actuelle, qui subit une crise de transition, et une efficacité économique potentielle évaluée selon le bien-être matériel de la population.

Il est vrai que l’informatisation entoure le monde réel d’une doublure symbolique qui le reproduit dans le monde de la pensée sous forme d’images : il en résulte des effets psychologiques et sociologiques aussi intenses que ceux qu’ont eus en leur temps l’écriture et l’imprimerie. C’est sur ces effets que Gilson Schwartz a focalisé son attention.

Le modèle de l’iconomie, tel que l’institut de l’iconomie l’a élaboré, les prend en considération pour faire apparaître les conditions nécessaires de l’efficacité dans le système technique contemporain5.
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1 On dit « économie politique » pour désigner la gestion d’une nation, « polis » (la cité).
2 Gilson Schwartz, « Iconomie, diversité culturelle et monétisation ludique sur l’internet des objets », in Lilian Richieri-Hanania et Anne-Thida Norodom, Diversité des expressions culturelles à l’ère du numérique, Teseo, 2016.
3 Michel Volle, iconomie, Economica, 2014, p. 11.
4 Certains préfèrent dire « numérique » ou « digital » plutôt qu’« informatique », et orientent leur intuition dans la perspective d’une « intelligence artificielle » et de robots humanoïdes.
5 La notion de « système technique » est due à Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, La Pléiade, 1978.