vendredi 11 décembre 2015

Le DSI au cœur du cyclone de l'informatisation

(Exposé du 3 décembre 2015 à l'Ecole polytechnique lors du séminaire Aristote « Quelles missions pour les DSI dans 5 ans ? »)

Le métier de DSI est l'un des plus difficiles qui soit. Il fait collaborer des spécialités diverses et doit délimite ce qui sera fait en interne et ce qui sera confié à des fournisseurs, le tout dans un contexte technique évolutif et tandis que l'informatisation transforme les produits de l'entreprise, leurs processus de production, la relation avec les clients, la forme de la concurrence etc. Il faut qu'il puisse aider l'entreprise à définir une stratégie qui tirera parti des possibilités qu'offre l'informatisation tout en maîtrisant les risques qui les accompagnent.

Une crise

Au milieu des années 90, un DSI restait en fonction 4,7 ans en moyenne ; au début des années 2000, cette durée s'est réduite paraît-il à deux ans1. Le « turn over » est rapide. Certaines entreprises semblent ne pas être pas sûres d’avoir, demain, besoin d’un DSI alors qu’il est (croient-elles) tout simple d’externaliser l’informatique ou de recourir à des progiciels. La fonction informatique se serait-elle banalisée ?

La « simplicité de l’informatique », quelle illusion ! les illusions fleurissent quand un changement de repères suscite le désarroi, et nous sommes dans telle une période de transition. Les outils se sont diversifiés, le discours commercial est devenu plus séduisant (mais pas plus sincère). Les directions générales, qui n'ont jamais été un repaire d'experts en système d'information, sont complètement dépassées. Il est terriblement tentant de croire que l’« outsourcing » peut résoudre tous les problèmes !

L'expérience montre pourtant que si l'euphorie précède la signature du contrat, le contentieux commence souvent peu après.

Définir les frontières

La direction informatique, tout comme l’entreprise, doit savoir modifier son périmètre. Quelles sont les tâches qu’il convient de réaliser en interne ? celles qu’il vaut mieux confier à un fournisseur ? quelles sont, parmi les spécialités selon lesquelles s'est diversifiée la compétence des informaticiens, celles dont on pourra rentabiliser la formation et l’entretien au sein de la DSI, et celles que l’on devra se procurer auprès des SSII, mieux placées pour les rentabiliser ?

Faut-il conserver des développeurs en interne, ou transformer la direction des études en gestionnaire de contrats ? Parmi les logiciels dont l’entreprise a besoin, quels sont ceux qu’il vaut mieux acheter sur étagère, sous forme de « progiciels » ou même d’ERP, et quels sont ceux qu’il est préférable de spécifier et de réaliser soi-même (ou faire réaliser sur mesures ?). Lorsqu’un produit est développé par une SSII, comment se l’approprier, comment s’approprier les outils qui ont servi à l’élaborer ?

Les solutions extrêmes sont inefficaces : tout développer en interne serait absurde (que l’on pense au traitement de texte, aux tableurs). Tout acheter sous forme de progiciels, de boîtes noires, est risqué : dans son cœur de métier l’entreprise a plus d’expertise que le fournisseur d’ERP et il ne faut donc pas espérer que celui-ci puisse rendre le service nécessaire. Où se trouve la frontière raisonnable dans la graduation qui s'étale entre ces extrêmes ?

La solution raisonnable aujourd’hui ne le sera plus demain : la technique aura progressé, un nouveau produit sera sorti, etc. Le DSI doit donc assurer une veille technologique. Comment évolue l’offre des SGBD ? des EAI ? des ERP ? des machines, réseaux, langages ? que penser (et faire) de Linux ? de XML ? des Web Services ?

Dans sa relation avec une innovation, le DSI passe par des étapes. D’abord il l’ignore parce qu’elle est née loin de lui. Puis elle est portée à sa connaissance (les commerciaux sont à l'informatique ce que les visiteurs médicaux sont à la médecine) : une alarme s’allume dans son esprit mais il reste en observation. Il lance une expérience à petite échelle pour voir comment cela marche et faire acquérir par ses personnels un premier savoir-faire. Ensuite il étudie la possibilité de l’utiliser en vraie grandeur : il en parle au DG, la présente au comité stratégique des systèmes d'information, prépare l’investissement, forme ses personnels. Enfin, l’innovation est introduite « en vraie grandeur » dans l’entreprise. Parfois cette démarche est rapide, parfois elle prend des années. Comment faire pour ne pas prendre de risques tout en évitant le retard par rapport à l’état de l’art ? comment faire pour ne pas être dupe d’un discours commercial séduisant ?

Fonctionnement et ressources humaines


Le DSI est à la tête d’une usine qui ne doit jamais s’arrêter. Peu importe qu’un PC se « plante » ici ou là, mais une panne générale est une catastrophe : les chaînes de production s’arrêtent, les files d’attente s’allongent, les agents râlent tout en essayant de se débrouiller, les clients s'énervent, l'image de l'entreprise est compromise. L’architecture des mainframes, serveurs, routeurs, réseaux, doit être sécurisée, robuste, supervisée en continu. Les informaticiens doivent donc être insérés dans une organisation qui garantit la qualité de leurs travaux.

Mais la gestion de cette ressource humaine est difficile : c'est une population de spécialistes, et des spécialistes sont toujours tentés de s’organiser en corporations mutuellement hostiles. On trouve à l’intérieur de la DSI plusieurs sociologies ombrageuses : les opérateurs qui font tourner les mainframes et les serveurs ; les développeurs qui écrivent du code et les chefs de projet qui pilotent les contrats avec les SSII ; le support aux utilisateurs, dispersé sur le territoire et dans des centres d’appel ; les administrateurs, les superviseurs ; les hommes des réseaux télécoms ; les responsables de la qualité, de la sécurité, des méthodes, de l’architecture etc. Le DSI doit les recruter, les organiser, arbitrer leurs conflits, faire prévaloir l'intérêt de l'entreprise sur celui de leurs corporations.

Les fournisseurs

L’architecture informatique, c’est un ensemble de « solutions » qui chacune combinent des machines, réseaux, systèmes d’exploitation, logiciels et interfaces. Le choix d’une solution suppose d’évaluer, au milieu du charivari commercial, la qualité des « briques » qui la composent, leur aptitude à s'intégrer, la réalité des performances, la pérennité des fournisseurs, la viabilité des techniques.
Comme tout fournisseur a dans son catalogue quelques mauvais produits qu’il doit pourtant fourguer, et dans ses équipes quelques mauvais ingénieurs qu’il doit pourtant caser, le client incompétent sera nécessairement mal servi. Pour obtenir un service convenable le DSI doit connaître les fournisseurs, comprendre les contraintes auxquelles ils sont soumis, savoir parler leur langage et se faire respecter par eux.

Maîtrises d'ouvrage

Le DSI est lui-même un fournisseur pour les métiers de l’entreprise, les maîtrises d’ouvrage. Il doit percevoir leurs besoins réels à travers des demandes souvent non priorisées, confuses, inflationnistes et versatiles. Sa tâche sera facilitée s’il a en face de lui une maîtrise d’ouvrage professionnelle, capable d’exprimer des besoins pertinents, sobres, cohérents, stables et validés par les pouvoirs légitimes, de modéliser son système d’information, de fournir des spécifications claires, de suivre les projets, de former les utilisateurs, bref qui soit pour la DSI un « client compétent ».

Évolutions en cours

Le rôle de l’informatique dans l’entreprise s’est transformé dans les années 90, avec l’approche du système d’information par les processus et aussi avec la fusion de l'Internet et du traitement du langage naturel dans ce que l'on appelait alors la « bureautique communicante » (messagerie, documentation partagée, forums, rédaction coopérative, dissémination sélective, etc.). Dans les années 2000 ces outils sont devenus « le numérique » suite à l'appropriation de ces fonctionnalités par le grand public.

Le « numérique » a vingt ans, alors que l'informatique en a soixante-dix. Il est à l'informatisation ce que la surface de l'Océan est à la profondeur de celui-ci : il est chatoyant, séduisant, les usages se multiplient et se diversifient, mais il ne faut pas qu'il fasse oublier les contrainte de performance et de dimensionnement des ressources physiques (processeurs, mémoires, réseaux) ni les exigences des ressources logiques (systèmes d'exploitation, langages de programmation, programmes, documents, protocoles de communication, etc.).

Les entreprises insouciantes seront la proie des hackers, sous-marins pirates qui naviguent dans les eaux profondes de l'informatique – d'autant plus que l'ouverture du SI aux relations avec les clients, les partenaires et l'utilisation d'interfaces extérieures (téléphone « intelligent », tablettes, etc.) introduit autant de vulnérabilités.

De plus en plus, les produits deviennent des assemblages de biens et de services : dans le produit « automobile », la voiture est accompagnée par des services de conseil, financement, location, entretien périodique, réparation, assurance, remplacement, sans même parler des « stations-service ».

De plus en plus également, les produits sont élaborés par un réseau d'entreprises qui se partagent les recettes et les dépenses, et la relation donneur d'ordre – sous-traitant tend à devenir une relation de partenariat entre égaux. Cette relation exige une transparence du partage des dépenses et recettes qui permette de s'assurer que le contrat de partenariat est respecté, ainsi que l'interopérabilité des SI des partenaires.

Ainsi le SI est le pivot de l'entreprise : il assure l'intermédiation bien-services au cœur de chaque produit et l'intermédiation du partenariat au cœur du processus de production.

Le processus de production tend à se prolonger au delà de la vente – facturation : les exigences de l'écologie tendent à le pousser jusqu'au recyclage des biens mis au rebut : le système d'information de l'entreprise devrait alors suivre ses produits tout au long de leur cycle de vie.

Cette tendance est confortée par l'Internet des objets, qui transforme la gestion des stocks, la logistique, l'affichage en magasin, la relation de l'entreprise avec son produit alors qu'il est entre les mains du client (télémaintenance, téléchargement de nouvelles version logicielles, diagnostic et assistance aux techniciens de maintenance sur place).

Le processus de production est encore transformé par l'automatisation des tâches répétitives : des robots remplacent la main d’œuvre. Leur conception, leur programmation font partie de l'ingénierie du produit, liée à la conception du produit lui-même, qui doit se faire au plus près de l'atelier2 : le SI pénètre l'usine, dont la relation avec l'entreprise devient plus intime (c'est peut-être la fin d'une forme de délocalisation).

Le SI pénètre aussi la relation de service avec le client, qui doit être transcanal (courrier – message – téléphone – face-à-face – formulaires, etc.) : le transcanal est une autre forme d'intermédiation. Les données collectées à l'occasion de cette relation alimentent un Big Data, et on attend du SI qu'il fournisse les instruments de l'analyse des données qui permettront de mieux connaître les besoins, d'alimenter le marketing scientifique et d'approcher la personnalisation du produit grâce à une segmentation pertinente.

La conception des produits et de l'ingénierie de leur production demande des compétences techniques et marketing élevées. La relation de service demande des compétences relationnelles élevées, ainsi que le discernement qui permet de répondre aux imprévus et de traiter les cas particuliers. La main d’œuvre est donc remplacée dans l'emploi par le cerveau d’œuvre, auquel l'entreprise délègue responsabilité et légitimité : l'organisation est donc transformée, la relation hiérarchique qui convenait avec la main d’œuvre faisant place à quelque chose de plus complexe que nous avons nommé « commerce de la considération ». Le SI y contribue par les moyens de communication qu'il met à la disposition des agents.

L'économie et la société sont transformées par l'informatisation, et dans l'économie informatisée la stratégie des entreprises consiste à innover pour conquérir au niveau mondial une position de monopole temporaire sur des segments des besoins. Le SI est l'un des atouts essentiels de leur compétitivité, le DSI devient l'acteur clé de leur informatisation.

L'entreprise peut-elle se passer du DSI ?

Les responsabilités que nous venons de décrire, sont-elles vides, négligeables ? certes non. Les entreprises qui croient se débarrasser des difficultés de l’informatisation en changeant souvent de DSI se font des illusions.

- Lorsqu’elles signent un contrat d’« outsourcing », le fournisseur est tout sourire ; mais bientôt elles découvriront que la relation avec lui est plus difficile que la relation avec une DSI interne, car il est moins proche et se retranchera derrière le contrat en utilisant toutes les astuces de la procédure judiciaire.

- Lorsqu'elles accélèrent le « turn over » des DSI, elles empêchent la capitalisation de l’expertise et dégradent le climat chez les informaticiens.

- Lorsqu’elles se jettent à corps perdu dans les bras d’un ERP, par exemple, elles s’engagent dans une démarche plus complexe qu'elles ne le croient et dont elles auront tôt fait de découvrir les coûts cachés.

Est-ce à dire qu’il ne faut rien « outsourcer » ? certes non ! Mais il faut que quelqu’un sache définir avec précision la frontière de ces prestations, les articuler avec l’architecture de l’entreprise, négocier avec les fournisseurs et les utilisateurs, éclairer la perspective sur les quelques années qui viennent, encadrer la population ombrageuse des informaticiens : cela, c’est la tâche du DSI. Comment l’entreprise pourrait-elle se passer de lui ?
___
1 Source : Acadys,, réunion du 28 avril 2003 avec M. Christophe Legrenzi.
2 Marc Genevoix, « Internet industriel : l'Europe peut gagner cette bataille si... », La Tribune, 27 novembre 2015.

1 commentaire:

  1. Merci Michel pour cette analyse.
    On fait comment, quand aux plus hauts sommet de l'Etat :
    - le secrétaire d'Etat chargé de la réforme de l'Etat, change 5 fois
    - le secrétaire général à la modernisation de l'action publique, change 3 fois
    - le DSI de l'Etat, change 3 fois
    ... le tout en 4 ans 1/2 à peine !
    et que le concept de "système d'information" n'est toujours pas compris !

    RépondreSupprimer