samedi 28 février 2015

La force que donne la culture

Tandis que nombre des personnes que la vie nous fait rencontrer semblent fragiles, quelques-unes paraissent invulnérables. Quel est le secret de ces dernières ?

Je qualifie d'invulnérables celles qui, ayant subi la brutalité d'un pervers, la trahison d'un amour, d'un ami, ou encore l'un des coups que le sort inflige, se relèvent bientôt après cet épisode douloureux pour reprendre leur chemin avec autant d'énergie qu'auparavant. Sont fragiles par contre celles qu'un de ces épisodes suffit pour abattre : j'ai vu des politiques, des dirigeants, de bons ingénieurs, transformés en zombies par un événement qu'ils ont été incapables d'assumer.

Le secret des personnes invulnérables réside dans une culture qui les a préparées à la rencontre du Mal en soi ou chez les autres, aux aléas de la santé et de la vie affective, à un changement soudain des conditions d'exercice de leur métier. Leur culture s'est organisée, comme une forteresse de Vauban, selon plusieurs lignes de défense : si l'ennemi enfonce la première, la succession des autres l'empêche de pénétrer jusqu'au cœur de la personne pour la détruire.

Cette culture est organique, incorporée et assimilée à la personne, et sa robustesse la sépare de celle, superficielle, qui sert de signe de distinction à de beaux esprits. La force qu'elle procure réside dans un élargissement de l'expérience et dans la disponibilité de plusieurs sources de plaisir : celui qui prend du plaisir dans la lecture, la musique, la peinture, l'architecture, la cuisine, les sciences, peut y trouver de quoi compenser un chagrin.

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La lecture enrichit l'expérience en faisant vivre au lecteur, par procuration, ce qu'ont vécu les personnages qu'il découvre dans les textes. C'est une affaire qui commence à l'enfance, se poursuit durant toute la vie, et s'appuie sur des sources différentes pour chaque génération. La Vies des hommes illustres de Plutarque a, dans l'ancien régime, forgé le caractère des républicains. D'autres générations ont été formées par la lecture de Stendhal, Balzac et Proust.

La rencontre avec le comte Mosca permet à un adolescent de concevoir ce qui distingue l'homme d’État d'un simple politique. Tandis que Valmont lui fait entrevoir les tactiques de la séduction, la relation de la princesse de Clèves et du duc de Nemours lui révèle les émotions de l'amour.

Il rencontrera dans la vie les Legrandin, Françoise, tantes Léonie et Mmes Verdurin dont Proust a par avance donné la clé, des personnes fières de ces décorations que Stendhal nommait « crachats », des préfets aussi vaniteux que celui qu'affronte Lucien Leuwen. Les Mémoires de Saint-Simon l'auront préparé à la subtilité d'intrigues orientées par les meilleures intentions, mais dont les mieux ourdies peuvent échouer sur la folie d'une duchesse de Berry ou sur une épidémie de petite vérole. L'histoire l'aidera à interpréter la situation présente : elle a permis à de Gaulle d'anticiper dès 1940 la défaite des Nazis, puis de comprendre que la colonisation n'avait plus d'avenir. Elle permet, aujourd'hui, de comprendre l'informatisation.

J'arrête cette liste d'exemples pour ajouter que la lecture qui peut armer l'esprit est active. Toute œuvre d'art porte le secret d'une élaboration, d'une architecture qui s'offre à l'analyse, et sa lecture critique est la meilleure introduction à la démarche scientifique. Par ailleurs les séductions du texte éveillent la vigilance : chez Stendhal l'apologie de l'insolence juvénile est certes plaisante, mais il serait dangereux de suivre le modèle qu'elle offre.

La personne qu'a formée la lecture active trouvera dans les sciences un plaisir dont les pédagogues grognons, qui ne parlent que de rigueur et de sérieux, n'ont pas la moindre idée alors qu'il est le ressort de la recherche. « La vraie morale se moque de la morale », a dit Pascal : de même, le vrai sérieux se moque du sérieux, la vraie rigueur se moque de la rigueur...

On n'ose pas assez parler du plaisir que procure la recherche en mathématiques et dont Alexandre Grothendieck a témoigné dans Récoltes et semailles : celui qui connaît cette volupté n'a nul besoin des plaisirs presse-bouton que procure la drogue, car il sait comment accéder au paradis naturel du monde de la pensée.

Une telle approche de la science est à l'opposé du pédantisme répandu dans l'Université. La thèse d'un universitaire de mes amis développe une idée ingénieuse en un millier de pages illisibles : « si le jury avait compris, m'a-t-il dit, il m'aurait emmerdé ». Le livre d'un autre ami déploie sur une dizaine de pages une idée que l'on peut exprimer en quelques lignes : « il faut bien, m'a-t-il dit, que les étudiants s'en chient ». Que l'on veuille excuser une trivialité qui passe mal à l'écrit : il fallait citer de façon littérale ces propos qui révèlent une trahison de la démarche scientifique. Je pourrais citer nombre d'autres exemples.

De même en littérature et en philosophie le pédantisme impose une admiration de commande envers les auteurs du « programme » : contraint à les mettre tous sur un même piédestal pour révérer leur « génie » l'élève n'est pas autorisé à se former une opinion, qu'elle soit impertinente ou judicieuse, sur les jérémiades de Rousseau, les exagérations de Hugo, la vulgarité de Balzac, la prétention « artiste » qui a poussé un bourgeois comme Flaubert à mépriser la bourgeoisie. Ainsi la lecture active lui est interdite par le système éducatif : il faut qu'il la pratique de lui-même, pour le plaisir et en secret.

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La personne cultivée rencontre naturellement durant son existence la perversité de celles qui, animées par la peur de la mort, ne conçoivent la vie qu'en termes de pouvoir et de domination. Elle rencontrera aussi la médiocrité de cuistres qui s'appuient sur le caractère officiel de leur fonction. Enfin, elle rencontrera les accidents de la vie. Mais son discernement est armé par une expérience que la lecture a élargie, et les sources de plaisir dont elle dispose l'aident à assumer les souffrances que provoque la rencontre avec le Mal sous l'une ou l'autre de ses formes.

Ceux à qui la culture n'a pas ouvert ses portes, ou que l'expérience n'a pas armé de façon équivalente - car c'est possible -, seront par contre souvent fragiles. Je m'interroge sur la solidité des ingénieurs, médecins, professeurs, formés par un système éducatif qui tourne le dos à la démarche scientifique et à la lecture active. Comment faire pour qu'ils puissent acquérir le contrefort que procure la culture ?


3 commentaires:

  1. Merci pour ce texte qui m'a beaucoup touchée. Votre vision me semble très juste, directement correspondre à mon expérience. Cécile

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  2. "les personnes qui, animées par la peur de la mort, ne conçoivent la vie qu'en termes de pouvoir et de domination."
    Pourriez-vous développer le lien entre peur de la mort et désir de puissance ?
    Je vous remercie par avance.

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