vendredi 22 août 2014

« Numérique », impasse pour l'intuition

On parle beaucoup du « numérique ». Ce mot désigne précisément le codage binaire auquel l'informatique soumet les documents (texte, image, son, vidéo, code source etc.), chacun étant en effet représenté par une suite de 0 et de 1 qui forme un très grand nombre.

Voici quelques années on ne disait pas « numérique » mais « dématérialisation » (« démat' » dans le jargon professionnel) : un document, un formulaire étaient « dématérialisés » par le passage du support papier au format informatique.

« Numérique », plus récent, focalise lui aussi l'intuition sur ce passage. C'est donc, comme l'est « voile » pour « bateau », une métonymie pour « informatique » : l'« économie numérique » est en fait l'économie informatisée, l'« entreprise numérique » est l'entreprise informatisée.

Le vocabulaire se précise d'ailleurs nécessairement quand il s'agit de passer à l'action : une « formation au numérique » se concrétisera par l'apprentissage de l'usage et de la programmation des ordinateurs, la « numérisation » d'une entreprise se réalisera par la mise en œuvre d'un système d'information, etc.

Pourquoi donc ne pas dire plutôt « informatique » et « informatisation » qui, étant exacts, donnent un accès immédiat à l'action ?

Le vocabulaire s'explique ici comme ailleurs par des raisons à la fois historiques, sociologiques et idéologiques :
  • Les Américains ont refusé le mot « informatique » qu'ils jugent not invented here. Comme « computer science » ne se prête pas à la formation d'un adjectif ils disent « digital », qui évoque les chiffres 0 et 1, et nous l'avons traduit par « numérique » qui évoque les nombres. Certains, pour mieux les imiter, préfèrent « digital » à « numérique ».
  • Nombreux sont ceux qui ne veulent voir dans l'informatique qu'une « simple technique ». Pour évoquer l'éventail des effets de l'informatisation ils utilisent de façon paradoxale « numérique », dont le sens propre est plus technique encore que celui d'« informatique ».
  • Ceux qui appartiennent (ou ambitionnent d'appartenir) au « bon milieu » des dirigeants croient que la précision technique est le fait de personnes d'un niveau social médiocre. Le flou conceptuel de « numérique » leur permet de faire l'important en « parlant sans jugement de choses qu'ils ignorent », comme disait Descartes.
  • Cette attitude est renforcée dans la « haute » fonction publique par une échelle des valeurs qui place tout en bas l'action, jugée vulgaire, compromettante et sale, et tout en haut une parole qui exprime la contemplation de vérités éternelles.

lundi 18 août 2014

Eléments de théorie "iconomique"

Voici le lien vers le chapitre que je viens de rédiger pour un ouvrage dont Claude Rochet coordonne la rédaction (il est destiné à être publié aussi sous forme d'article dans les "Cahiers de l'iconomie") :

http://www.volle.com/travaux/ecoiconomie.pdf

Je me suis efforcé dans ce texte de présenter l'iconomie en la plaçant de façon rigoureuse dans le cadre de la théorie économique.



Pour en donner un avant-goût, voici son résumé :

L'économie moderne s'est déployée à partir de la fin du XVIIIe siècle en s'appuyant sur la mécanique, la chimie, puis sur l'énergie à partir de la fin du XIXe siècle.

Elle a fait place à partir des années 1970 à une économie informatisée1 qui s'appuie sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et de l'Internet.

La mécanique, la chimie et l'énergie ne sont pas supprimées : elles s'informatisent, tout comme l'agriculture s'est mécanisée et chimisée aux XIXe et XXe siècles.

L'informatisation automatise les tâches répétitives physiques et mentales. Le flux de travail que demande la production devient faible en regard du stock de travail qui la prépare : le coût de production tend à se réduire au coût du capital fixe initial.

Il en résulte une cascade de conséquences dans la nature des produits, le régime du marché, l'organisation des entreprises, la sociologie des pouvoirs et la psychologie des personnes.

Nous nommons iconomie une économie informatisée qui serait parvenue à la pleine efficacité ou, comme disent les économistes, « à l'équilibre ».

Le chômage de masse indique que l'économie informatisée actuelle n'est pas l'iconomie. Elle connaît une crise de transition due à l'inadéquation du comportement des agents économiques (entreprises, consommateurs, État) en regard des ressources et des dangers qu'apporte l'informatisation.

La seule stratégie pour sortir de cette crise est celle qui s'appuiera sur une conscience claire de ces ressources et de ces dangers pour orienter les agents économiques vers l'iconomie.
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1 Nous n'utilisons pas ici le mot « numérique », qui est trop étroit pour désigner les phénomènes que comporte et provoque l'informatisation.

mardi 5 août 2014

L'apport du judaïsme

Mon père, chrétien fidèle, respectait le judaïsme. Cela m'avait préparé à manifester ma curiosité lorsqu'une collègue m'a dit que son mari était rabin : je lui ai demandé de me prêter des textes du Talmud.

Cette lecture m'a libéré du carcan de l'hellénisme. Alors que la pensée de Platon, où nous voyons le point culminant de la philosophie, part de concepts généraux (le Vrai, le Bien, le Beau, etc.), le Talmud part de situations particulières qu'il tente d'éclairer à la lumière de la Torah.

Ainsi tandis que Platon descend, si je puis me permettre cette image, de quelques centimètres à partir du plafond de l'abstraction, le Talmud monte de quelques centimètres à partir du plancher du concret : il respecte la complexité du monde réel.

J'ai rencontré quelques années plus tard un prêtre, ami d'ami qui avait fait ses études à Jérusalem. « Le principe du judaïsme, me dit-il, c'est que Dieu est inconnaissable ». Il en résulte qu'aucune connaissance ne peut atteindre l'absolu : c'est là un principe révolutionnaire, car toute vie sociale s'appuie sur l'adhésion commune à des valeurs que l'on croit absolues.

« C'est pourquoi, dit cet ami, les juifs se sont donné une Loi purement formelle, donc dépourvue de toute justification pratique ou logique mais faite pour procurer la cohésion à une société qui sinon exploserait. Le risque est bien sûr que cette Loi devienne en fait un absolu, une idole : cela fait chez les juifs l'objet d'une dispute sans fin ».

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Prétendre connaître Dieu, n'est-ce pas blasphématoire alors que nous ne pouvons pas connaître pleinement le moindre des objets auxquels l'expérience nous confronte car, même si nous savons l'utiliser, nous ne savons rien de son origine, de son histoire, des molécules qui le composent, etc. ?

Ce qui existe (« se tient debout à l'extérieur ») se présente devant notre pensée, mais elle ne peut pas se l'assimiler autrement que de façon pratique. Il en est de même pour Dieu, l'Existant.