lundi 16 juin 2014

L'iconomie et les jeunes

Entre les jeunes et l'informatisation, la relation est plus profonde qu'on ne le croit communément.

Les plus superficiels admirent, comme le fait Michel Serres, la virtuosité des adolescents avec le clavier et la souris. D'autres envisagent de façon plus sérieuse l'informatisation du système éducatif et l'enseignement de l'informatique (cf. Enjeux de l'enseignement de l'informatique).

Mais on peut aller encore plus loin si l'on considère l'économie et la société que fait émerger l'informatisation, c'est-à-dire l'iconomie.

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Notre système éducatif a été organisé pour former une main d’œuvre nombreuse, auxiliaire de la machine, dont la compétence se réduit à comprendre et exécuter fidèlement les ordres reçus. Il forme aussi des cadres en plus petit nombre et des dirigeants encore moins nombreux, la proportion des divers niveaux de la pyramide répondant aux besoins de l'organisation hiérarchique.

Celle-ci ne demande rien d'autre au cerveau de la main d’œuvre que la coordination réflexe des gestes répétitifs qui sont nécessaires à la production.

Dans l'iconomie, par contre, les tâches répétitives sont automatisées. Certains craignent que l'automatisation ne supprime « l'emploi », mais faut-il regretter un « emploi » qui néglige et donc stérilise la ressource la plus précieuse de l'être humain ?

Reste aux êtres humains ce que l'automate ne pourra jamais faire : concevoir des produits, organisations et programmes nouveaux ; répondre à des situations imprévisibles ; traiter avec discernement des cas particuliers ; interpréter ce qu'a dit quelqu'un afin de comprendre ce qu'il a voulu dire.

La main d’œuvre fait ainsi place au cerveau d’œuvre dans les entreprises et les institutions. On attend de celui-ci qu'il soit capable d'initiative et sache assumer des responsabilités. Or la responsabilité ne peut pas aller sans la légitimité, c'est-à-dire sans un droit à l'erreur et un droit à l'écoute. La délégation de légitimité renverse la sacralisation du commandement qui caractérisait l'organisation hiérarchique : le commandement reste une fonction utile, certes, mais ni plus ni moins sacrée que les autres fonctions.

Le cerveau humain est la ressource essentielle de l'iconomie, et c'est une ressource naturelle illimitée car on ne peut pas assigner à son potentiel aucune limite a priori. L'iconomie se trouve ainsi affranchie des bornes que l'épuisement des ressources énergétiques fossiles assignait à l'économie antérieure.

Il en résulte un changement de la mission du système éducatif.

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Tandis que le système éducatif hérité du passé considère le cerveau du jeune comme un récipient dans lequel le pédagogue doit déverser des connaissances, celui de l'iconomie le considère comme un potentiel dont il faut susciter le déploiement.

On dira bien sûr que cette conception n'a rien de nouveau car elle a déjà été énoncée et mise en pratique par des pédagogues. C'est vrai, tout comme il est bien vrai que certaines entreprises ont su mobiliser le cerveau de leurs ouvriers et recueillir leurs idées.

Mais il reste que de telles situations, exceptionnelles, n'ont pas pu effacer les contraintes physiques et pratiques de l'économie mécanisée, qui impose au système productif le rapport social de la main d’œuvre et qui exige que le système éducatif prépare les jeunes à ce rapport social. Certaines personnes ont déploré avec raison le gâchis humain que cela implique mais elles n'ont rien pu faire d'autre que d'aider les jeunes qui semblaient être les plus intelligents à grimper dans la pyramide hiérarchique.

L'iconomie change la situation : le déploiement de la ressource cérébrale, qui semblait auparavant inutile ou impossible, est en effet pour elle une nécessité.

Le jeune n'apparaît plus alors comme un réceptacle vide à remplir de connaissances, mais comme le détenteur d'un potentiel mental. Il s'agit de lui faire acquérir des compétences et non plus seulement des connaissances.

Cela change du tout au tout la relation pédagogique. Le pédagogue n'est plus un adulte qui doit transmettre un savoir à de jeunes cerveaux plus ou moins réticents, mais un éducateur qui aide la ressource naturelle mentale à se déployer. La transmission des connaissances n'est plus le but ultime de la pédagogie mais le levier, certes nécessaire, qui facilitera ce déploiement.

Le pédagogue qui se représente le rôle du cerveau d’œuvre dans l'iconomie devient plus respectueux et plus patient envers les jeunes : j'en ai fait moi-même l'expérience.

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Il s'agit de voir le monde tel qu'il est : l'informatisation a transformé notre rapport à la nature, donc la nature elle-même. Ceux qui refusent de le voir vivent dans un monde d'illusions.

Le réalisme exige de placer l'iconomie à l'horizon du futur. Cela oriente l'économie vers la sortie de la crise, la restauration de l'emploi, l'équilibre des échanges avec l'extérieur – et procure, par voie de conséquence, l'équilibre des comptes publics, qui ne peut s'obtenir qu'à travers la prospérité économique.

Cela ouvre aussi à la pédagogie la perspective d'une amélioration de la qualité culturelle et scientifique de l'enseignement, d'une restauration de la mission, de la dignité professionnelle et du rôle social du pédagogue.

Certains prétendront que tout cela est utopique parce que, diront-ils, « les jeunes ne s'intéressent ni à la culture, ni à la science ». C'est ignorer que la nature dote chaque génération du même potentiel cérébral : il se trouve donc parmi nos jeunes autant de Platons, Aristotes, Michel-Anges et Léonards de Vinci en puissance qu'il s'en est trouvé dans l'Athènes antique et à la Renaissance.

Si certaines générations ont su construire une civilisation, c'est parce qu'elles ont rencontré une société qui respectait et encourageait la qualité des œuvres de l'esprit. L'iconomie nous y invite.

4 commentaires:

  1. Merci pour vos riches et instructifs billets
    Que pensez vous, à la lumière de cet autre billet, apparemment dû à un spécialiste, de la proposition de loi récente sur l'apprentissage en primaire ?
    http://pierreschneider.typepad.com/blog/2014/06/codage-obligatoire-pour-tous-quel-int%C3%A9r%C3%AAt.html

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    1. Contrairement à Pierre Schneider, l'apprentissage de la programmation me semble nécessaire dans le primaire et dans le secondaire.
      L'informatique ne fait pas exception : c'est en faisant un métier que l'on apprend à le pratiquer, et non à l'école. Mais l'initiation aide à surmonter les premiers obstacles.
      Les langages de programmation s'appuient sur des conventions qui peuvent sembler étranges à de bons esprits. L'écriture de petits programmes leur permettra de voir qu'elles sont naturelles.
      On peut dans le secondaire inviter les élèves à concevoir le système d'information de la classe (gestion d'une bibliothèque, du cahier de texte, communication avec les familles, etc.).
      Ils pourront découvrir dans la vraie vie les difficultés que Schneider mentionne, mais en tout cas ils ne seront pas bloqués par des obstacles élémentaires – et ils auront une petite idée de la façon dont fonctionnent les logiciels qui structurent notre monde.

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  2. Jean-Marie Tamby4 juillet 2014 à 12:01

    Votre article met en évidence la modification de notre rapport à la nature qu'entraine l'iconomie. Ma question : ne vit-on pas une révolution de l'ampleur de celle de l'imprimerie ? Votre déduction à propos de la transformation "de la nature elle-même" pourrait y inviter. Et dans la transformation de la nature, il y a celle de l'Homme. A votre avis, est-il excessif ou prématuré de penser, à la lumière également des développements concernant l'appréhension de la vie privée, et comme M. Serres le laisse penser dans son livre "Petite Poucette", que l'on assiste à une sorte de mutation anthropologique ?

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    1. Le phénomène de l'informatisation se manifeste en effet dans tous les domaines de l'anthropologie : technique, psychologie, sociologie, philosophie, métaphysique, politique, géopolitique, etc. Elle invite l'être humain à déployer son potentiel dans tous ces domaines.

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