mardi 20 mai 2014

La France, cette mal-aimée

Pourquoi la France est-elle si mal aimée ? Pourquoi dit-on de façon si péjorative « franco-français » et « franchouillard » ? Pourquoi tant de gens croient-ils honteux d'être français ?

Aucun autre pays, à ma connaissance, ne cultive à ce point le dénigrement de soi – sauf peut-être le Zimbabwe et encore je n'en suis pas sûr.

Si on creuse, on trouve la racine de ce phénomène étrange : c'est la défaite de mai 1940 lors de laquelle la « première armée du monde », si fière de sa victoire en 1918, s'est effondrée en quelques jours, défaite suivie par l'épisode de l'occupation et de la collaboration.

Faisons le tour de cette affaire.

Ni Marc Bloch, dans L'étrange défaite, ni de Gaulle dans ses Mémoires n'ont évoqué la nature du pays auquel la Grande-Bretagne et la France ont alors été confrontées. Ils disent « les Allemands » ou « l'Allemagne » comme si l'ennemi était le même qu'en 1870 et 1914, alors qu'en 1940 l'ennemi n'était plus l'Allemand mais le Nazi.

Le parti nazi avait en effet conquis l'Allemagne, qui avait adopté son drapeau et dont la jeunesse était robotisée par la Hitlerjugend. Il avait tourné le dos à la grande culture allemande, à la science, à la philosophie et au droit auxquels les Allemands avaient tant contribué. Il avait dégradé la langue allemande elle-même.

Gouvernée par ces gangsters, l'Allemagne était devenue un pays de proie dont toutes les ressources devaient servir à la préparation de la guerre. Kissinger a observé que cette stratégie était stupide car l'Allemagne n'avait rien à craindre : qu'elle soit devenue la première puissance économique européenne après deux guerres perdues, la destruction de ses villes et une forte ponction démographique, cela prouve qu'elle était déjà sans le savoir, et de loin, le pays le plus puissant d'Europe1.

Le livre de Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand, témoigne de la brutalité bestiale du régime nazi. Le sens du devoir, vertu typiquement allemande, était détourné : comme l'a dit Dietrich Bonhoeffer, « l'homme de devoir finira par remplir son devoir au service du diable lui-même2 ». La camaraderie, autre vertu allemande, était encouragée pour renforcer la cohésion de la Wehrmacht.

Tandis que vous êtes un citoyen paisible, votre voisin est une brute qui s'entraîne au karaté. Un jour il vous casse la figure. Est-il plus intelligent que vous, plus fort au sens complet du terme, plus civilisé ? Non, assurément.

En mai 1940 une botte a écrasé le visage de la France, mais il y a plus d'intelligence dans un visage que dans une botte.

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Les alliés auraient dû attaquer la Wehrmacht en 1939 car elle était vulnérable pendant sa guerre en Pologne. Ils n'ont pas pu s'entendre pour lancer cette attaque et d'ailleurs ils croyaient la défensive plus forte que l'offensive.

Les plans initiaux de la Wehrmacht avaient prévu un mouvement tournant par la Belgique, répétition du plan Schlieffen de 1914. Erich von Manstein a eu l'idée géniale de contourner les meilleures forces alliées, massées en Belgique, en passant par les Ardennes. Hitler, qui aimait à contrarier ses généraux, prit plaisir à imposer ce plan à un état-major réticent. Le coup de faux ainsi lancé était aussi irrésistible qu'une prise de judo : les armées française et britannique s'effondrèrent.

Le spectacle d'une armée en débandade n'est pas plaisant : des soldats dépenaillés, en proie à la panique, jettent leurs armes pour pouvoir fuir plus vite... Mais ce spectacle ne prouvait en rien la supériorité du nazisme sur la démocratie. La Wehrmacht le donnera elle aussi quelques années plus tard.

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Il fallait pour surmonter le désarroi avoir en mai 1940 le point de vue élevé du stratège.

C'était le cas de Charles de Gaulle, sans doute aussi celui de Philippe de Hauteclocque. Leur culture historique, jointe à l'instinct du guerrier, leur permettait de voir que la stratégie des Nazis les mènerait à la défaite quels que soient les succès tactiques de la Wehrmacht : l'alliance germano-soviétique était ambiguë et peu durable, l'affrontement avec les États-Unis était inévitable à terme. L'affaire serait finalement tranchée par la balance des ressources naturelles et de la puissance industrielle, et cette balance était évidemment défavorable aux Nazis3.

Quelques généraux allemands avaient la même lucidité stratégique. Franz Halder, chef d'état-major de l'armée de terre, s'est rendu à des rendez-vous avec Hitler un revolver dans sa poche et bien décidé à l'abattre mais une fois sur place il a renoncé : il était prisonnier de la fameuse discipline allemande et aussi du serment de fidélité au Führer que les Nazis avaient imposé aux militaires4.

Ainsi ceux des généraux allemands qui étaient lucides n'ont pas eu assez de courage pour débarrasser à temps l'Allemagne de l'aventurier suicidaire qui la menait vers un gouffre. Le succès inattendu du Blitzkrieg dans la campagne de France avait donné aux autres, moins intelligents, l'illusion d'avoir trouvé la recette qui procurerait la victoire assez vite pour que les carences économiques de l'Allemagne ne puissent pas bloquer son effort. La guerre contre l'URSS montrera que cette recette n'était pas infaillible.

La victoire temporaire contre les Français et les Britanniques avait gonflé la plupart des militaires allemands d'une prétention grotesque. Il fallait voir ces esclaves des Nazis se pavaner en dispensant à des Français, qu'ils croyaient « légers », leur lourde leçon de « sérieux » !

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Ces leçons, des Français les écoutaient trop volontiers. Alors que la défaite n'est accomplie que lorsque celui qui a été battu reconnaît la supériorité du vainqueur en intériorisant le statut de vaincu, Philippe Pétain, personnage narcissique et admirateur des régimes autoritaires5, incitait la France à se sentir coupable de la défaite et à l'accepter plutôt que de se relever, comme de Gaulle l'y invitait, pour continuer à se battre en s'appuyant sur la marine et sur l'empire colonial.

Il profitait en fait de l'occasion pour extirper une République qu'il détestait et qu'il accusait d'être la source de « ces mensonges qui nous ont fait tant de mal ». Il la remplaça par un « État français » et il substitua à sa devise, « liberté, égalité, fraternité », une autre plus conciliable avec un régime fortement hiérarchique : « travail, famille, patrie ».

La République avait mis en œuvre certaines des idées de la franc-maçonnerie : les francs-maçons furent persécutés. Elle avait émancipé les juifs : la loi du 3 octobre 1940 les soumit, avant même que les Nazis ne l'aient demandé, à un statut discriminatoire et humiliant. Des ecclésiastiques furent ravis de ce retour aux « saines traditions » de l'ancien régime.

On trouve dans le livre de Paxton sur la France de Vichy une phrase que seul un étranger pouvait écrire tant elle est douloureuse pour nous : « La collaboration, ce ne fut pas une exigence allemande à laquelle certains Français ont répondu, par sympathie ou par ruse. Ce fut une proposition de la France, qu’Hitler repoussa en dernière analyse. »

Une « révolution nationale » autoritaire menée à la faveur d'une occupation ne pouvait pas pousser dans le pays des racines bien profondes mais elle parvint à séduire assez – Pétain était un grand séducteur – pour bloquer longtemps l'esprit de résistance dans la plus grande partie de l'empire colonial et pour l'inhiber dans la marine.

*     *

Le conflit entre Français, la lutte du régime de Vichy contre notre République nous ont démoralisés bien plus que ne l'a fait la défaite de mai 1940, envers laquelle il faut d'ailleurs savoir prendre du recul.

Le 8 mai 1945 le maréchal Keitel fut surpris quand il aperçut de Lattre de Tassigny parmi les signataires de la capitulation de la Wehrmacht : « Was, auch die Franzosen sind hier ! », « Quoi ! même les Français sont là ! ».

Oui, les Français étaient parmi les vainqueurs, et les Nazis étaient vaincus. Le peuple allemand, enfin sorti de leurs griffes, allait pouvoir renouer le fil de son histoire et retrouver sa grandeur.

Il ne faut jamais penser à mai 1940 sans penser aussi à mai 1945 : c'est à la fin d'une guerre que l'on sait qui est vainqueur et qui est vaincu. Ce même jugement s'applique aux guerres de l'empire napoléonien, qui ont encouragé en Allemagne l'éveil de la conscience nationale.

L'épisode de l'occupation a inoculé aux Français le poison de la honte de soi mais il a un antidote puissant : oser être nous-même, être fidèle à notre histoire en cultivant les valeurs de notre République, cette République que Pétain détestait tant et qu'il a tenté de détruire.

« Oser être soi-même » n'a rien de commun avec le nationalisme : alors que le dénigrement de soi enferme dans le ressentiment, approfondir ce que l'on est fait rencontrer l'universel. On devient alors capable de partager et de dialoguer avec l'Autre, avec les autres que l'on sait comprendre et respecter.
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1 Henry Kissinger, Diplomacy, Touchstone, 1995,
2 « Der Mann der Pflicht wird schließlich auch noch dem Teufel gegenüber seine Pflicht erfüllen müssen » (Dietrich Bonhoeffer Widerstand und Ergebung, Eberhard Bethge, 1955).
3 Adam Tooze, The Wages of Destruction:the Making and Breaking of the Nazi Economy, Penguin, 2007.
4 « Halder confessed to one of his closest colleagues that he had attended his almost daily meeting with Hitler in the autumn of 1939 with the firm intention of "shooting Emil down" (Emil was the plotter's code-name for Hitler). For this purpose he carried a loaded pistol in his pocket. What saved the Fuehrer were the centuries of soldier's blood that ran through Halder's veins. The General could not bring himself to assassinate the man to whom he had taken an oath of personal loyalty » (Adam Tooze, op. cit.).
5 Robert Paxton, Vichy France: Old Guard and New Order, 1940-1944, Alfred Knopf, 1972.

7 commentaires:

  1. Puisque tu mentionnes les ecclésiastiques pétainistes, il faut aussi, par souci d'équité, mentionner ceux qui ont eu le courage de s'opposer à l'ignominie, comme l'archevêque de Toulouse Mgr Saliège, le père Fleury à Poitiers, et bien d'autres, qui ont caché des fugitifs dans des monastères ou des pensionnats.

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    1. C'est la raison pur laquelle j'ai écrit "des" ecclésiastiques, et non "les" ecclésiastiques.

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  2. Oh! seul celui qui a déjà été vaincu sait ce que signifie ce mot ! Il ressemble à une soirée à la maison quand il y a une panne de lumière. Il ressemble à une chambre dont le papier est mangé par une moisissure verte, pleine d'une vie morbide. Il ressemble à du beurre rance, à un petit monstre rachitique, à des injures obscènes lancées par des voix de femmes dans l'obscurité. En un mot il ressemble à la mort.
    Boulgakov, La garde Blanche

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  3. Cher Michel
    « Oser être soi-même », oui mais qui sommes nous ? qu'avons nous d'identique et de différent avec les autres pays ? Il est difficile de se connaître personnellement, au niveau d'un pays ça l'est encore plus. D'autres de tes textes peuvent éclairer le sujet comme "Tout ne va pas si bien que ça en Allemagne " ou "Révolution et réaction".
    Merci
    Olivier Piuzzi

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    1. Oui, il est difficile de se connaître personnellement mais cela n'ôte rien de sa valeur au précepte "connais-toi toi-même".
      Ce qui distingue la France des autres pays, c'est surtout notre République, construction originale qui est aussi l'héritière du Royaume de France.

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  4. Je pense que vous vous trompez.

    Pour prendre quelques exemples :
    - francs-maçons : il faut se souvenir de l'affrontement sur la place de l'Eglise au début du siècle, et par exemple de l'affaire des fiches. Au cours de celle-ci, un gouvernement anticlérical avait fait appel aux francs-maçons pour ficher les officiers, et particulièrement pour savoir quels étaient les officiers catholiques pratiquants afin de les bloquer dans leur carrière. A cette époque, Pétain était colonel en fin de carrière, et il a sans doute comme les autres militaires de carrière désapprouvé cette interférence du politique avec l'armée. Les mesures qu'il prend contre eux sont donc, sans doute, une suite de l'image qu'il s'est faite d'eux à cette époque, non un rejet par principe de la République.
    - De même, il n'est pas incompréhensible que l'Eglise catholique préfère un régime qui ne s'annonce pas comme anticlérical après 35 année (la même distance que d'aujourd'hui au tournant de la rigueur ou à l'élection de F. Mitterrand) qui ont vu le ministère Combe en 1905, Clemenceau homme d'Etat talentueux mais anticlérical forcené, le Front populaire anticlérical militant...sachant que par ailleurs les hommes d'Etat de droite de la période (Poincaré, Reynaud) était plutôt neutres en la matière.
    - rejet franco-français : déjà entre les deux guerres, il y avait affrontement et rejet brutal de deux France l'une vis-à-vis de l'autre. Le rejet du franco-français par les gauchistes est dans la continuité de cela. Un exemple de ce rejet est la manière dont a été présenté le 6 février 1934, qui a donné lieu a des accusations de fascismes dont les observateurs sérieux (Raymond Aron) disent qu'il était inexistant.
    - "incitait la France à se sentir coupable de la défaite et à l'accepter plutôt que de se relever" : non, ce que souhaitait Vichy c'était bien sûr relever la France d'une certaine façon, mais en faisant l'hypothèse que l'Angleterre capitulerait. Ce n'était pas une analyse totalement absurde à l'époque, si vous regardez le rapport des forces. Et c'est comparable à l'instauration de la IIIe République après la défaite de 1870, 70 ans auparavant (la même distance que 1944 à aujourd'hui) qui avait d'ailleurs donné lieu à des purges dans la fonction publique (magistrature notamment).

    De toute façon, la détestation de la France sous la forme que vous décrivez, liée à la deuxième guerre mondiale, ne date pas de la génération qui a connu la guerre. Elle date de la génération suivante, la vôtre. Un point aveugle dans votre analyse, peut-être ?

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    1. Ma « génération » a bien connu la guerre, l'occupation et la Libération. J'avais peur des soldats allemands dont la caserne à Bergerac était près de chez nous, nous allions dans les abris lors des fréquents bombardements. Les horreurs de la guerre ayant été pour moi une énigme, j'ai par la suite étudié attentivement l'histoire de cette période.
      Contrairement à ce que vous prétendez le front populaire n'a pas été anticlérical. « Il n'y eut aucune poussée d'anticléricalisme, bien au contraire » (René Rémond, « Les catholiques et le Front populaire (1936-1937) », Archives des sciences sociales des religions, vol. 10, n° 10, 1960).
      Si comme l'a dit avec raison Raymond Aron « les groupes qui se réclamaient d'un fascisme sont demeurés marginaux jusqu'à la défaite » (L'Express, 4-10 février 1983), ces minoritaires ont pris le pouvoir après mai 40.

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