mercredi 11 décembre 2013

Informatiser le travail répétitif

Il est tout simple de dire, comme je le fais, qu'il convient d'informatiser les tâches répétitives, mais cela demande des précisions et certaines sont subtiles.

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Dans Les temps modernes Charlot visse à répétition un boulon dans une pièce de métal. Même s'ils défilent devant lui, il s'agit en fait toujours du même boulon et de la même pièce car aucun changement n'intervient dans leur forme ni leur position. C'est l'exemple même du travail répétitif et il a un tel pouvoir hypnotique que Charlot, halluciné, poursuit avec sa clé à molette une dame dont le tailleur porte des boutons ayant la même forme que les boulons... Assurément il aurait mieux valu que son travail fût automatisé.

Mais considérons un tout autre exemple. Un médecin reçoit des patients l'un après l'autre, ce qui présente un caractère répétitif. Son travail est-il aussi répétitif que celui de Charlot ? Non, car ce n'est pas « toujours le même patient » qui entre dans son cabinet : il ne convient donc pas d'automatiser la médecine, même si l’informatique peut l'aider...

Ces deux exemples guident vers une définition qui semble claire : il convient d'informatiser les tâches qui se répètent toujours à l'identique.

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Quelle sera cependant la cadence de « répétition » qui permet de dire qu'un travail est « répétitif » ? Nous n'hésiterons pas à qualifier ainsi celui qu'il faut exécuter à l'identique toutes les minutes, toutes les cinq minutes etc., mais nous refuserons de le faire s'il doit n'être accompli qu'une fois tous les cinq ans. Entre ces extrêmes, existe-t-il un délai en dessous duquel on peut raisonnablement dire qu'un travail est répétitif ?

En fait, cela dépend : il peut être judicieux d'automatiser un travail qui ne se fait qu'une fois par an. Une entreprise trouvera par exemple avantage à équiper d'un workflow le processus qui prépare la décision budgétaire. La standardisation des masques de saisie et des calculs, la programmation des adressages et du déversement des données dans un tableur à jour etc., tout cela permet d'éviter les erreurs, réclamations et incompréhensions qui dégradaient auparavant le processus.

Des considérations de coût entrent aussi en jeu. Quelle que soit la cadence de la répétition, l'automatisation ne sera envisagée que si le coût de l'automate est compensé par une baisse du coût de production. Le travail qui consiste à coller des étiquettes et boucher des bouteilles sera sans doute automatisé chez un gros ou moyen viticulteur, mais il sera fait à la main chez un petit viticulteur car le volume du travail économisé ne permettrait pas de rentabiliser un automate.

Ayant introduit ces réserves, avons-nous défini la frontière de l'informatisation ? Pas encore, car d'autres exemples vont nous montrer qu'elle est plus compliquée que cela.

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Google a mis au point un système de capteurs et de calculateurs qui, installé dans une automobile, la conduit paraît-il mieux et plus sûrement que ne peut le faire un être humain. La généralisation de ce système coûteux n'est certes pas pour demain mais sa seule existence suffit à contredire la définition ci-dessus : la conduite automobile n'est pas la répétition d'une action toujours identique et pourtant elle est efficacement informatisable.

La recherche dans la jurisprudence demandait aux avocats de longues heures qu'ils facturaient fort cher à leurs clients. Un logiciel accomplit maintenant cette recherche plus vite et plus efficacement qu'ils ne le font : les voilà bien embarrassés... Pourtant leur recherche porte chaque fois sur un cas particulier, elle non plus n'est donc pas la répétition d'une action identique.

Autre exemple : le pilote automatique d'un avion de ligne permet de maintenir l'avion dans la position où il consomme le moins de carburant – position très instable qu'un pilote humain ne pourrait maintenir que quelques secondes d'affilée, car c'est aussi difficile que de tenir une assiette en équilibre sur la pointe d'une épingle.

Dans ces trois cas, l'apport de l'informatique n'est pas de remplacer l'être humain dans l'exécution d'un travail répétitif, mais plutôt d'effectuer vite et bien un travail que l'être humain ferait moins bien ou serait incapable de faire.

Mais il est parfois souhaitable de ne pas informatiser. Si l'on automatise à fond le fonctionnement d'une centrale nucléaire, il se produira en moyenne un incident imprévisible tous les trois ans mais pendant ce délai les superviseurs qui travaillent dans la salle de contrôle n'auront rien eu à faire, leur cerveau se sera vidé et ils seront incapables de réagir lors qu'un incident se produit. Il faut donc sous-informatiser délibérément la centrale de telle sorte que les superviseurs aient de quoi s'occuper de temps à autre.

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Dire qu'il faut informatiser les tâches répétitives est donc schématique. La règle d'efficacité, plus subtile, est plutôt qu'il convient dans chaque cas d'articuler au mieux de leurs capacités respectives ce que savent faire l'automate programmable et le cerveau d’œuvre. Cela suppose un examen attentif de chaque cas particulier : l'informatisation raisonnable est un art.

Le schématisme n'est cependant pas une gêne pour un économiste car tout modèle économique est schématique, toute la question (difficile!) étant de trouver un schéma qui rende convenablement compte de la situation que l'on considère.

Or celui qui évoque l'informatisation des tâches répétitives oriente l'intuition vers une des caractéristiques les plus importantes de l'iconomie. Si en effet par hypothèse la production physique ne demande qu'un travail répétitif, et si celui-ci est automatisé, le coût marginal de production sera faible ou négligeable en regard du coût de l'investissement initial. Le rendement d'échelle étant alors croissant, l'équilibre s'instaurera sous un régime de concurrence imparfaite.

Il apparaît alors clairement que l'iconomie ne respecte pas le postulat sur lequel s'appuient ceux des économistes qui affirment l'optimalité de la concurrence parfaite, et qui sont en position dominante dans la corporation comme dans les médias. Cela détruit entièrement la pertinence de leurs recommandations de politique économique : un peu de réflexion suffit pour entrevoir l'ampleur des conséquences qui en résultent.

5 commentaires:

  1. En fait le vrai dilemme est que l'informatisation doit remplacer de façon absolue toute intervention humaine. Votre réflexion sur les centrales nucléaires (et d'une manière générale sur tout système à risques) est intéressant. Dans le cas où l'humain doit intervenir pour régler un problème ou prendre une décision, faut il tout informatiser ?
    L'informatisation des lieux à risques pour l'homme prend son sens dans la surveillance de ces lieux. Les yeux de l'humains sont remplacés par une caméra et l'humain est l'abri derrière un écran de surveillance et non au contact d'une matière dangereuse.
    Cette réflexion est réellement passionnante.
    Merci pour vos articles.
    ChD.

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    1. Justement non : pour que l'informatisation soit efficace, il ne faut pas qu'elle remplace de façon absolue toute intervention humaine.
      Il faut d'ailleurs se rappeler que les programmes informatiques sont composés par des êtres humains...

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  2. Pardon mais je trouve étrange, je dirai même sotte, cette réflexion qui consiste a dire 'pour que les gens dans la salle de supervision restent opérationnels' on ne doit pas informatiser une centrale nucléaire.
    Partant de ce principe on pourrait aussi supprimer les moteurs des voitures et les remplacer par des pédales afin que nos mollets restent actifs et qu’il n'y pas de dégénérescence.
    C'est a mon sens une perversion du raisonnement de type 'principe de précaution'...un obscurantisme .... à la française.

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    1. Vous ne m'en voudrez pas si je vous conseille d'apprendre à lire. Je n'ai pas dit qu'on ne devait pas informatiser une centrale nucléaire, mais qu'il convenait de la "sous-informatiser", c'est-à-dire de ne pas automatiser tout ce qu'il serait possible d'automatiser : c'est cela, l'informatisation intelligente.

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  3. Je trouve cet article très intéressant car il pose bien le problème et met l'infortatique au rang d'un outil utilsable à bon escient, ce qui n'est générallement pas le cas.
    En effet, l'analyse même des actions est un préalable à la décision de l'uatomatisation alors que d'une manière générale cette décision est trop souvent prise en pensant que l'automatisation va règler un problème alors qu'elle crée plus d'inconvients.
    Au final, ce qui est important c'est l'art de chacun de bien réfléchir avant d'agir.

    Michel Raquin

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