jeudi 6 juin 2013

L'iconomie pour les Décideurs

Source : Entretien avec le magazine Décideurs, 15 mai 2013.

« Les tâches répétitives, physiques comme intellectuelles, ont vocation à être automatisées »

Décideurs. La désindustrialisation s’est imposée comme un sujet de préoccupation majeur dans le débat public français. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Michel Volle. Nous traversons une période de mutations profondes, et la disparition progressive de l’industrie en France ne se comprend que dans le temps long. Ce cycle débute au milieu des années 1970, au moment où le choc pétrolier introduit une volatilité nouvelle dans le prix des matières premières. Cet événement change la donne pour les États comme pour les entreprises, qui voient leurs modèles économiques remis en question. L’un des principaux moteurs de la croissance des années précédentes est cassé. En 1975, le secteur secondaire est à son apogée en termes d’emploi : à l’époque, environ 40 % de la population active travaille dans l’industrie. Nous ne retrouverons jamais ce niveau. Parallèlement, un autre bouleversement majeur est à l’œuvre : l’informatisation. Il s’agit véritablement d’une troisième révolution industrielle, qui implique le déploiement de systèmes d’organisation complètement nouveaux. Et cette transition est loin d’être terminée ! Malgré la massification rapide de l’Internet, nous n’avons parcouru que la moitié du chemin. Ce qui explique notre sentiment de confusion : les industries issues de la seconde révolution industrielle, fondées sur la mécanique, la chimie et l’énergie, subissent des crises répétées, alors que l’ « iconomie », basée sur la généralisation de l’informatisation, n’est en est qu’à ses balbutiements.

Décideurs. La mécanisation fut le cœur de la première révolution industrielle, l’énergie celui de la deuxième. Comment caractérisez-vous cette troisième révolution industrielle ?

samedi 1 juin 2013

L'entreprise dans l'appareil statistique de l’État

(Exposé du 24 mai 2013 au colloque de Cerisy "A qui appartiennent les entreprises ?")

Résumé

Les priorités de la politique économique se sont reflétées dans les nomenclatures : au XVIIIe siècle les activités industrielles sont classées selon la matière première employée ; lors des débats sur le libre-échange au milieu du XIXe siècle, selon la nature des produits ; lors de la phase d'investissement à la fin du XIXe siècle, selon les équipements utilisés. La nomenclature actuelle est conçue de façon à rapprocher données financières et données physiques.
L'évolution de l'observation est révélatrice : au début du XIXe siècle la monographie est préférée à la statistique ; quand prévaut le libéralisme seuls les prix sont observés ; sous le régime dirigiste de Vichy l'observation s'étend aux quantités produites.
L'observation est encore l'enjeu d'un conflit entre des orientations politiques opposées. Après l'abandon de la monographie ni la statistique, ni la théorie économique n'ont observé l'intérieur de l'entreprise (organisation, processus de production, système d'information, relations de travail etc.), considéré comme le champ clos du management et de la sociologie.


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La première opération statistique portant sur les entreprises est lancée par Colbert en 1669 qui prescrit de « constater, par des termes numériques, la situation des fabriques du royaume » [1]. Cette opération ne réussit que dans l'industrie textile, qui est de loin la plus importante. Il s'agit en fait moins de connaître les entreprises – qui, à l'époque, sont des négoces de produits fabriqués par des artisans à domicile – que d'évaluer la capacité productive de la France, celle de son « système productif ».

Ce point de vue va s'imposer longtemps : les entreprises et les établissements sont des points de collecte de l'information, et non des êtres que l'on observe et que l'on dénombre. Comme il faut évaluer la production, il faut savoir décrire la diversité des produits en définissant des agrégats sur lesquels le raisonnement puisse porter.

La limite de la statistique

En anglais : The limit of statistics

Nous savons que la statistique ne convient pas pour décrire une population de petite taille. On peut certes dénombrer les individus qui la composent mais il sera pratiquement impossible de passer de la description à l'explication.

En effet l'explication exige que l'on trouve dans l'observation statistique des « indices » (au sens qu'a ce mot dans l'enquête d'un détective) qui orienteront vers des hypothèses causales, entre lesquelles il faudra encore trier en s'appuyant sur le cumul des interprétations passées que fournit la théorie.

On trouvera ces « indices » dans la comparaison de la distribution d'un caractère entre des populations différentes (exemple : comparaison de la pyramide des âges entre deux pays ou deux époques du même pays) et dans la corrélation entre des caractères à l'intérieur d'une même population.

On peut extraire dans une population nombreuse un échantillon représentatif, c'est-à-dire tel que les distributions et corrélations observées sur cet échantillon ne soient pas sensiblement différentes de celles que l'on pourrait observer sur la population entière car les « indices » qu'elles fournissent conduisent aux mêmes hypothèses.

Voici donc le critère permettra de dire si une population a une taille suffisante pour qu'il soit possible d'interpréter sa description statistique : il faut qu'elle puisse être considérée comme un échantillon représentatif tiré dans une population virtuelle de taille infinie et dont la structure s'explique par mêmes causalités que la population considérée.

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Certaines populations ne sont donc pas « statistisables », que l'on pardonne ce néologisme. On peut certes les dénombrer, calculer sur elles des totaux, moyennes, dispersions et corrélations puis publier tout cela dans des tableaux et des graphiques : mais il sera impossible d'interpréter ce fatras, de passer de cette description à une explication.

C'est le cas, par exemple, de beaucoup de statistiques sur les entreprises : il arrive souvent que la production d'une branche ou d'un secteur soit concentrée dans quelques grandes entreprises dont le nombre est trop faible pour que cette population soit « statistisable ».

Il reste un recours : quand il est impossible d'interpréter la statistique, on peut toujours utiliser la monographie. La recherche des causalités qui sont à l’œuvre dans la population considérée ne passera plus alors par l'examen des distributions et des corrélations, mais par celui de cas individuels considérés chacun dans son histoire particulière.

Certes, l'histoire ne procure jamais que des hypothèses car le passé est essentiellement énigmatique : mais après tout la statistique, elle aussi, ne fournit dans le meilleur des cas que des hypothèses... Mais elles ne sont pas de même nature, et la monographie exige une profondeur d'enquête dont la statistique dispense.