mardi 28 février 2012

La Russie se réveille

Je publie ici le texte que m'a envoyé un ami moscovite.

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La Russie vit une période où la densité et l’ampleur des événements sociaux et politiques qui peuvent avoir des conséquences imprévisibles approchent le niveau « révolutionnaire » : cet adjectif est celui qui convient, même si certains peuvent le juger trop emphatique.

La fin de la maladie du sommeil

Après l'émergence d'une classe criminelle et perverse dans les années 1990 on voit émerger maintenant une classe de gens qui, appréciant la liberté individuelle, s’appuient sur leur propre force et leur savoir-faire sans attendre de cadeaux ni de punitions venant d'un « État-Père ».

Parmi eux se trouvent ceux qui ont réussi à monter leur propre affaire dans le commerce et les services (restauration, hôtellerie, tourisme, construction, médecine, éducation etc.), ceux aussi qui travaillent comme managers ou spécialistes de haut niveau dans de grandes entreprises (commerce, informatique, secteurs bancaire et juridique, consulting, automobile avec Toyota, Ford ou Renault etc.).

Le pouvoir et la société on pendant la première décennie du XXIe siècle respecté l'accord suivant :
a) prospérité et sécurité plus ou moins garantie pour les grands fortunes,
b) vie plus ou moins aisée pour les classes moyennes,
c) vie au seuil de la pauvreté mais sans risque de misère pour le reste de la population,
le tout en échange d'un soutien actif ou passif du pouvoir par la société, voire d'une indifférence totale aux affaires politiques et donc en échange de l’absence de ce que l'on nomme « société civile ».

Pour respecter cet accord la population cultivée – celle qui peut grâce à l'Internet résister à la propagande officielle – a dû avaler d'énormes couleuvres. En voici quelques-unes :

1. La mort de centaines de personnes en 1999 dans l'explosion de plusieurs HLM à Moscou et à Volgodonsk. C'est une affaire ténébreuse : les coupables ne sont toujours pas identifiés mais les pistes de l'enquête mènent à l’état-major de campagne de Vladimir Poutine pour les présidentielles.

2. La mort de plusieurs milliers de militaires russes et de centaines de milliers d'indépendantistes et civils tchétchènes lors de la deuxième guerre de Tchétchénie.

3. Le sacrifice des survivants du sous-marin Koursk sous prétexte de « secret d’État » mais en fait pour permettre à quelques officiers généraux de conserver leurs épaulettes.

4. La mort de 200 spectateurs du spectacle « Nord-Ost » à Moscou en octobre 2002, victimes d'un assaut mal organisé après que le pouvoir ait refusé de négocier avec les preneurs d'otage : ces personnes ont été asphyxiées par un gaz dont l’antidote n’a pas été fourni aux médecins sous prétexte de « secret militaire ».

5. La mort en 2004 de centaines d’enfants sacrifiés à la « raison d’État » lors d'une prise d'otage à l’école secondaire de Beslan en Ossétie du nord : l'attaque a été menée au canon et au lance-flammes après que la médiation d'Aslan Maskhadov, qui avait toutes les chances de réussir, ait été refusée parce qu'il était considéré comme un « ennemi de la Russie ».

6. L'assassinat de dizaines de personnalités politiques et journalistes qui avaient osé faire face au pouvoir (Galina Starovoïtova, Sergueï Youchenkov et Anna Politkovskaïa par arme à feu, Alexandre Litvinenko par du polonium 210, etc.).

7. Les attentats terroristes répétés au Caucase et à Moscou (bombes dans le métro, les rues, les aéroports etc.).

8. La guerre de 2008 contre la Géorgie, suivie de la sécession de certains de ses territoires (Abkhazie et Ossétie du Sud).

9. Le racket des grandes et moyennes entreprises par les « forces » (c'est ainsi que l'on nomme les services de sécurité et notamment le FSB, nouvelle appellation du KGB) : ce racket n'est jamais sanctionné par la justice car elle est subordonnée aux « forces ».

mardi 21 février 2012

Dans l'enseignement, l'informatique doit être la discipline reine

Les informaticiens se battent pour que leur discipline soit enseignée au lycée et, pourquoi pas, à l'école primaire aussi (cf. le billet de Laurent Bloch, « Quelle formation intellectuelle pour la troisième révolution industrielle ? »).

Leurs efforts me semblent cependant trop timides.

L'enseignement secondaire s'appuyait naguère sur le latin, censé apporter aux esprits méthode et discipline. Aujourd'hui il s'appuie sur les maths qui, quand elles sont bien enseignées, forment les esprits à la logique, à la rigueur, au goût des démonstrations exactes.

Cependant les maths, qui explorent le monde de la pensée sous la contrainte du principe de non-contradiction, ignorent le monde de la nature physique, humaine et sociale même si elles fournissent de puissants outils à sa compréhension. Par ailleurs elles partent de définitions (axiomes) dont elles déploient les implications (théorèmes) et cela encourage une tournure d'esprit contemplative.

L'informatique, par contre, part comme disent Abelson et Sussman non de définitions (what is ?) mais de questions pratiques (how to ?). Elle peut, tout comme les maths, former les esprits à la logique, la rigueur etc. mais aussi, de surcroît, au savoir-faire, à l'ingénierie, au design, et c'est particulièrement nécessaire aujourd'hui. Elle n'ignore pas le monde de la nature puisqu'elle répond à des questions qu'il pose : elle encourage une tournure d'esprit non pas contemplative, mais active.

J'en conclus qu'il convient non de réclamer une petite place pour l'informatique dans l'enseignement, mais de proposer carrément qu'elle détrône les maths pour prendre leur place comme discipline reine. Cela introduirait dans le secondaire l'esprit pratique, actif, dont il est actuellement privé par la domination des maths.

Cette conclusion sera sans aucun doute mal accueillie mais plus j'y réfléchis, plus elle me paraît exacte.

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Quelques précisions :

1) Il ne s'agit pas de supprimer l'enseignement des maths : l'exploration du monde de la pensée est une gymnastique salubre et sa dimension esthétique est d'ailleurs jubilatoire. Les maths ont donc une place légitime dans l'enseignement : seulement elles ne sont plus légitimes à être la discipline reine.

2) L'informatique qu'il s'agit d'enseigner est l'art de la programmation. Cet art s'acquiert en programmant, tout comme celui d'écrire s'acquiert en écrivant des dissertations. L'écoute du cours doit donc tenir moins de place dans son enseignement que l'écriture de programmes qui marchent et que le professeur corrigera pour indiquer aux élèves la voie de l'efficacité.

3) Pour pouvoir comprendre la programmation il faut acquérir aussi une intuition exacte de ce qui se passe dans les couches basses, physiques, de l'ordinateur et des réseaux, ainsi que dans les systèmes d'exploitation et compilateurs.

Nota Bene : Je découvre l'article de Jenna Wortham, « A Surge in Learning the Language of the Internet », The New York Times, 27 mars 2012. Il montre que l'apprentissage de la programmation redevient à la mode aux Etats-Unis et fournit une liste d'outils pédagogiques : GirlDevelopIt, Udacity, Treehouse, GeneralAssembly, CodeRacer, WomenWhoCode, Rails for Zombies, CoderDojo et enfin celui qui fait le plus parler de lui : Codecademy. Nous en avons aussi en France, notamment l'excellent Site du Zéro.

Nota Bene 2 : Un « manifeste » extrêmement bien argumenté pour l'enseignement de l'informatique dès l'école primaire : John Naugthon, « Why all our kids should be taught how to code », The Guardian, 31 mars 2012.

vendredi 10 février 2012

Pour un État stratège


Depuis une trentaine d'années une politique persévérante a été suivie pour introduire la concurrence dans les réseaux (télécoms, électricité, chemins de fer, poste). Pour renforcer la concurrence, l'exploitation de chaque réseau a en outre été découpée entre plusieurs entreprises chargées respectivement de l'infrastructure, du trafic, du commercial etc.

Cette politique a une apparence, celle de la rationalité et de l'efficacité dont la concurrence est censée être le seul levier. Elle a une réalité : celle d'une décision dogmatique qui, ignorant la nature physique des réseaux, engendre une inefficacité facteur de crise et affaiblit la Nation.

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Chaque réseau étant un système, sa qualité dépend des relations entre les organes qui le composent. Séparer ces organes pour en faire autant d'entreprises, c'est ériger entre eux des barrières comptables, susciter des conflits, créer sur le terrain des situations absurdes, dégrader enfin la qualité du service au consommateur.