samedi 21 avril 2012

Technique et institution

Pour éclairer la relation entre les techniques et les institutions, je propose un petit modèle schématique et donc simplificateur mais que j'espère utile à travers sa simplicité.

Trois mondes

Toute société fonctionne à la fois dans deux « mondes » qu'elle articule : d'une part le monde des valeurs, où elle définit à sa façon le « bien » et le « mal », le « sens de la vie » etc. ; d'autre part le monde de la nature, auquel elle est confrontée et qui lui présente à la fois des ressources (eau, énergie, territoire, faune, flore etc.) et des obstacles (intempéries, épidémies, poisons, distance etc.).

Cette société a pour but ultime d'exprimer ses valeurs dans le monde de la nature, de les graver dans l'histoire : ainsi les hommes de la préhistoire dessinaient sur les parois de leurs grottes les symboles de leurs valeurs. Cette expression se réalise par l'action, qui forme un troisième monde intercalé entre celui de la nature et celui des valeurs.

L'action met en œuvre les capacités physiques et mentales des individus mais elle est toujours collective, même quand elle paraît individuelle : l’œuvre que crée un artiste, un écrivain par exemple, ne pourra atteindre son public – et devenir véritablement une œuvre – que relayée par l'édition. L'action est donc toujours le fait d'institutions qui organisent une action collective – et dans lesquelles, de ce fait, se manifestent toutes les dimensions de l'anthropologie : économie, sociologie, psychologie, philosophie - et même métaphysique car l'action incarne les valeurs dans le monde de la nature.

Voici donc les trois mondes qui composent notre modèle : la nature, les institutions, les valeurs.

L'entreprise, par exemple, est l'institution qui assure l'interface entre la nature et la société pour lui procurer le bien-être matériel, celui-ci étant une des valeurs auxquelles notre société accorde le plus d'importance (d'autres sociétés lui sont indifférentes). Le langage, que chaque génération hérite de la précédente et transmet à la suivante après l'avoir enrichi ou appauvri, est une autre institution.

La vie des trois mondes

Chacun de ces trois mondes a sa vie, sa logique et sa dynamique propres. Le monde des valeurs évolue ainsi selon l'histoire contrastée des choix métaphysiques et, peut-on dire, des idoles que les sociétés se donnent : la machine, par exemple, a été l'idole des régimes soviétiques et nazis qui ont tenté de faire émerger un « homme nouveau » à son image. Il se peut que l'ordinateur devienne l'idole de régimes politiques qui ambitionneraient de soumettre l'intelligence des êtres humains à l'« intelligence artificielle » de l'automate programmable.

La vie d'une institution est animée par la dialectique entre sa mission, qui lui assigne un but conforme aux valeurs de la société, et son organisation qui, tout en étant nécessaire à la réalisation de la mission, tendra toujours à substituer à celle-ci ses propres normes, règles, procédures et habitudes : cette dialectique se manifeste notamment par le conflit entre les entrepreneurs et les prédateurs.

L’État, institution des institutions [1], a pour mission de faire naître les institutions que la société juge nécessaires, puis de rappeler sans relâche chacune à sa mission. Mais l’État, lui aussi doté d'une organisation, est lui aussi soumis à la dialectique de la mission et de l'organisation : il est traversé par le conflit entre les hommes d'Etat et les politiciens.

Le monde de la nature est le terrain où l'action rencontre des ressources à utiliser et des obstacles à contourner. Il est donc transformé par l'action qui, produisant des artefacts, l'aménage pour le rendre habitable par la société des êtres humains : maisons, routes, villes, ports, machines etc.

À l'articulation entre le monde des institutions et le monde de la nature on trouve des techniques (tekhné, « savoir-faire ») dont la panoplie délimite à chaque époque les possibilités offertes à l'action. Bertrand Gille, dans Histoire des techniques (Gallimard, La Pléiade, 1978), découpe l'histoire en époques caractérisées chacune par un système technique résultant de la synergie de quelques techniques fondamentales.

La première révolution industrielle s'est ainsi appuyée sur la synergie de la mécanique et de la chimie, la deuxième a enrichi cette synergie en y introduisant l'énergie, la troisième s'appuie sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et de l'Internet.

Une dialectique

Que se passe-t-il lorsqu'émerge un nouveau système technique ?

Il offre à l'action des possibilités nouvelles, mais il présente aussi des risques nouveaux car les actions qu'il permet ne sont pas toutes nécessairement conformes aux valeurs de la société. Il déstabilise par ailleurs les institutions qui, pour tirer parti des possibilités nouvelles et se prémunir contre les risques nouveaux, doivent modifier leur organisation, leurs normes, règles et procédures. Il déstabilise aussi les individus dont les perspectives personnelles (ambitions et rêves de carrière, perspectives pour les enfants) sont modifiées.

Il en résulte une crise à la fois sociologique et psychologique d'autant plus violente que des criminels (ceux dont l'action nie les valeurs de la société) savent tirer parti des nouvelles techniques.

L'émergence d'un nouveau système technique provoque ainsi des réactions désespérées exprimant une pulsion suicidaire : guerres de religion après la Renaissance, guerre européenne après la première révolution industrielle, guerres mondiales après la seconde. Nous qui vivons les débuts de la troisième pouvons anticiper des désastres équivalents.

Une fois la crise passée avec les sacrifices humains et la destruction du patrimoine qu'elle comporte les valeurs, les institutions et la technique s'alignent tant bien que mal pour former un ensemble globalement cohérent : alors l'économie et la société connaissent une phase de croissance qui semble d'abord sans limite.

Elle en a pourtant une : lorsque la quasi-totalité des possibilités nouvelles a été mise en exploitation, lorsque les risques ont été dans l'ensemble maîtrisés, la croissance ralentit et les anticipations se trouvent déçues. Les institutions entrent alors en crise et des révolutions se fomentent.

Jusqu'alors, les institutions avaient résisté à l'émergence d'un nouveau système technique : elles ne toléraient que les inventions, les innovations qui restaient dans le cadre du système auquel elles s'étaient adaptées et les inventeurs qui auraient pu en franchir les limites étaient découragés par une hiérarchie vigilante.

Lorsque cette hiérarchie est elle-même saisie par le doute les inventions radicalement nouvelles peuvent donner naissance à des innovations et un nouveau système technique peut apparaître : on se retrouve alors au début de la boucle.

On peut donc décrire l'histoire comme une succession de systèmes techniques, chacun étant amorcé dans un pays particulier par une « crise inaugurale » (la crise politique anglaise des XVIe et XVIIe siècles, culminant dans la glorious revolution de 1688, avait liquidé les institutions qui auraient pu faire obstacle à la révolution industrielle du XVIIIe siècle) et provoquant, lors de son déploiement dans les pays qui s'efforcent d'en imiter la formule, des « crises conséquentes » qui déstabilisent leurs institutions.

*     *

Ce schéma a la simplicité d'une caricature, mais la puissance expressive de la caricature peut être un stimulant pour l'intellect. Acceptons-la donc à titre d'hypothèse pour explorer ses implications.

L'action n'est effective que lorsqu'elle est le fait d'une institution : une idée nouvelle, aussi féconde qu'elle puisse être en tant que germe, ne porte en effet de fruit que si une institution la met en œuvre. Cependant l'institution, résultat d'un pénible effort d'organisation, résiste dans un premier temps à toute idée nouvelle : il faut, pour qu'elle accepte d'innover, que s'impose dans l'imaginaire de ses dirigeants la perspective du profit extra que pourrait lui procurer un monopole de produit ou de procédé, fût-il temporaire – et aussi que ces dirigeants, entrepreneurs véritables, entretiennent avec le monde de la nature un rapport passionnel.

La relation entre le système technique et les institutions est donc dialectique. Le nouveau système technique se présente devant l'action comme un continent vierge dont on ne connaît ni la géographie, ni la faune, ni la flore et qui, comme l'Australie lors de sa découverte, recèle des ressources et des dangers inédits. Il ne sera possible de l'aménager qu'après de patients efforts d'exploration et d'expérimentation.

Ces efforts, des institutions trop sûres d'elles-mêmes ou ankylosées par leurs habitudes s'y refuseront comme elles le font aujourd'hui en France tandis que d'autres pays, dont les institutions avaient été détruites ou affaiblies par des guerres et des convulsions internes (Chine, Corée du Sud), se lanceront sans aucune inhibition dans l'exploration, l'expérimentation, finalement la maîtrise pratique du nouveau système technique.

Les pays qui le refusent (comme l'a fait la Chine lorsqu'elle a refusé de s'industrialiser au XIXe siècle) ou qui s'enlisent dans la crise institutionnelle (comme le fait la France aujourd'hui) sont destinés à perdre le droit d'exprimer leurs valeurs dans le concert des nations, voire même sur leur propre territoire.

Devant un tel risque il revient à l’État, expression de la volonté collective, de remplir sa mission d'orientation stratégique et d'animation des institutions. Pour cela il nous faudrait des hommes d’État aussi clairvoyants et habiles à contourner les obstacles que ne l'ont été Louis XI, Henri IV, Sully, Louis XIII, Richelieu, Mazarin, Talleyrand et quelques autres.
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[1] Maurice Hauriou (1856-1929), « Théorie des institutions et de la fondation » (1925) (cf. Eric Millard, « Hauriou et la théorie de l'institution », Droit et Société, n° 30-31/1995).

4 commentaires:

  1. Je suis réticent envers la notion de "pulsion suicidaire" suscitée par l'émergence d'un nouveau système technique, pulsion aboutissant à l'auto destruction de la société existante. Le sous entendu est que l'institution existante, faute d'appui sur le système technique, recherche un appui idéologique de nature narcissique : il faut détruire l'autre qui est différent. Mais, cette destruction de l'autre est aussi destruction de soi.

    Les faits ne corroborent pas cette proposition.

    Considérons le nazisme en Allemagne et le militarisme au Japon. Effectivement, ces idéologies ont abouti à des destructions massives (50 millions de morts..). Mais il faut considérer ces destructions selon les deux institutions existantes en concurrence : "la démocratie parlementaire" et "le colonialisme raciste militarisé". Un autre schéma explicatif apparait. L'institution "le colonialisme raciste militarisé" a tiré parti du nouveau système technique pour s'étendre au détriment de l'institution concurrente. Il est bien connu que le parti nazi a été financé et promu par les industriels allemands. Il est aussi connu que le nazisme a développé les techniques d'organisation : recensement des ressources et des personnes, priorisation des allocations, logistique, transmission de l'information, statistiques..

    Aujourd'hui, on voit bien que l'institution"le pouvoir aux plus riches" tire profit du nouveau système technique basé sur l'informatique. L'informatique permet des trafics occultes en tous genres: trafic d'argent, trafic de drogues, trafic d'influences, trafic d'images.

    Donc, il me semble faux de dire que, par principe, une institution résiste à toute idée nouvelle, à toute innovation. "Le colonialisme raciste militarisé" comme "le pouvoir aux plus riches" montrent que des institutions sont plus rapides que d'autres à se saisir des potentialités d'un nouveau système technique.

    Cela incite à analyser plus finement pourquoi il y a rapidité ou lenteur dans la synchronisation entre un système technique et une institution.

    Mon hypothèse personnelle est qu'il faut considérer qu'en tant que "forme d'action" un système technique est une institution instituante, c'est à dire génère sa propre institution. Alors, cette institution technique se combine plus ou moins facilement avec les différentes institutions en place.

    Ainsi, qu'est-ce qui a permis à l'institution " démocratie parlementaire américaine" de l'emporter sur le nazisme ? C'est la militarisation de l'industrie américaine et en même temps la militarisation du pouvoir politique américain. Il nous faut reconnaître que le système technique Fordien ne fonctionne bien qu'avec des valeurs militaires. Cf. dans Wikipédia, les liens étroits entre Ford et Hitler. Il faut reconnaitre que la démocratie parlementaire américaine s'est accompagné d'un "impérialisme militaire".

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  2. A partir de constat, que pouvons nous en déduire pour les luttes inter-institutions par rapport au nouveau système technique informatique ? Turing (décodeur du code militaire Enigma) a caractérisé le code informatique comme puissance de simulation : cf. le test de Turing. Cela donne à penser que le nouveau système technique génère une institution basée sur "le pouvoir de la simulation". Cette vue permet de mieux comprendre pourquoi toutes les activités de codage, de transcodage, de dis-simulation numérique ont été exploitées par l'institution "le pouvoir aux plus riches".

    J'esquisse une suggestion pour la développer plus tard : comment, cette dernière décennie, au sein du gouvernement américain, les militaires ont cédé la première place au profit des "informaticiens banquiers" ? Et comment cette prise de pouvoir politique de Wall Street nous a entrainé dans la crise actuelle ?

    Un système technique a un impact économique, mais n'est qu'une partie du système économique et social. Les considérations précédentes montrent que l'interaction entre technique et économie & social se fait via des luttes entre institutions.

    Aujourd'hui, il me semble que nous ne devons pas céder au "pouvoir de simulation" du système technique actuel. Ne soyons pas dépendants des potentialités techniques de ce "pouvoir de transcodage instantané". Quelles valeurs voulons-nous ? Quelles interactions économiques voulons-nous ? Quelles orientations devons nous donner aux futures innovations technologiques ?

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    1. @Francis Jacq
      Ce ne sont pas les institutions qui se suicident mais les sociétés qui tentent de se suicider. Elles ne font le plus souvent que des tentatives de suicide (les nations européennes ne sont pas mortes au XXe siècle bien qu'elles aient fait des efforts pour y parvenir), mais les dégâts sont considérables.

      Cela se produit chaque fois qu'il faut payer des possibilités nouvelles par un changement profond des habitudes, valeurs admises, structures sociales etc. Le malaise général est alors insupportable, et il en résulte un désir collectif de mort. "Plutôt mourir que changer", c'est semble-t-il la devise de notre espèce.

      Le suicide des sociétés entraîne ou s'accompagne du suicide des institutions (par exemple, aujourd'hui, le suicide de FT). Expliquons-nous.

      Chaque institution se définit (1) par sa mission, (2) par l'organisation qui lui permet de remplir cette mission. Chaque société est dotée d'une structure institutionnelle, les missions nécessaires étant réparties entre les institutions.
      Quand le système technique change (1) la définition des missions est à revoir puisque la relation entre la société et la nature a changé ; (2) les organisations, qui se concrétisent par des procédures et des habitudes, résistent aux évolutions nécessaires pour accomplir la mission, même inchangée, dans le monde nouveau.
      Ainsi le changement de système technique provoque une crise institutionnelle à chacun des deux niveaux qui définissent les institutions. Cette crise ne fait qu'accroître le malaise général.

      Le nouveau système technique ouvre cependant des opportunités à des institutions nouvelles et les prédateurs, plus vigilants et plus agiles que les autres, savent en profiter : cela s'ajoute à l'ambiance...

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  3. En complément à l'article, je propose en résonance les articles récents consacrés à JJ Rousseau dans l'Humanité : aller sur le site du journal et dans le champ "rechercher", toutes les archives sont en ligne

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