mercredi 25 avril 2012

Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Refonder l'entreprise, Seuil 2012

Ce petit livre d'une remarquable densité, et d'une qualité unique, éclaire ce qu'est l'entreprise en la considérant à partir des points de vue historique, économique et juridique. Il apporte ainsi une contribution précieuse à la réflexion sur la crise actuelle, qui est dans une large mesure une crise de l'entreprise.

La continuité banale de la vie quotidienne incite à croire que l'entreprise a toujours existé telle que nous la connaissons. Il n'en est rien. Au XVIIIe siècle, le mot entreprise désignait ce que l'on entreprend (« entreprendre un voyage »). Après la révolution industrielle et pendant la plus grande partie du XIXe siècle l'entreprise est restée minuscule : elle employait au plus quelques centaines d'ouvriers qui, étant payés à la pièce, organisaient leur travail comme ils l'entendaient et étaient seuls responsables en cas d'accident.

La grande entreprise, qui emploie plusieurs centaines de milliers de salariés, naît aux États-Unis vers 1880 avec les chemins de fer puis l'industrie du pétrole. Elle organise méthodiquement le travail des salariés et la gestion.

Jusque vers 1970 cette entreprise est dirigée par la « technostructure » que Galbraith a décrite en 1967 dans The New Industrial State : le pouvoir et le prestige social des « managers » dépend de la taille de l'entreprise, qu'ils s'emploient à développer.

La crise des années 70 occasionne la prise de pouvoir par les actionnaires : la « création de valeur pour l'actionnaire » (dividendes, cours de l'action) est désormais le but assigné à l'entreprise. La capitalisation boursière, dont on suppose qu'elle donne à tout moment une évaluation exacte de l'entreprise, est érigée en critère ultime de l'efficacité de sa stratégie.

Cette théorie qui ignore délibérément la volatilité du cours des actions a des effets pervers : ce cours pouvant être influencé par des manipulations comptables et par une politique de communication, elle a fait passer au second plan dans l'esprit des dirigeants la qualité des produits, la satisfaction des clients et la compétence des salariés.

Malgré ses défauts la « création de valeur pour l'actionnaire » s'est imposée. Des stock-options ont incité les dirigeants à se comporter en purs agents des actionnaires. L'investissement a été comprimé et, si cela ne suffisait pas, des parts du patrimoine de l'entreprise ont été liquidées pour pouvoir distribuer des dividendes élevés ou soutenir le cours en rachetant des actions.

Ainsi la société (des actionnaires) a dévoré l'entreprise, dont elle a chassé les entrepreneurs pour les remplacer par des dirigeants serviles dont tout l'art consiste à présenter, trimestre après trimestre, un résultat comptable séduisant. Cette évolution, qui est naturellement allée de pair avec la montée du pouvoir du système financier, est à l'origine de la crise actuelle.

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Segrestin et Hatchuel préconisent une restauration de l'entreprise et sa reprise en mains par de véritables entrepreneurs. Ils recommandent de considérer l'entreprise non comme la propriété des actionnaires, mais comme un « potentiel d'action » résultant d'une création collective et dont la mission est d'innover en conduisant des progrès collectifs.

Il faut que ce collectif soit orienté et animé par un dirigeant possédant l'autorité du chef d'entreprise et non plus par un agent au service des actionnaires. Ce chef d'entreprise est habilité par les salariés à exercer un pouvoir de direction dans l'intérêt de l'entreprise. Sa légitimité repose non sur le mandat que lui ont donné les actionnaires, mais sur sa capacité à orienter l'entreprise de façon à mobiliser et accroître ses potentiels.

Tout cela suppose des dispositions juridiques précises. Segrestin et Hatchuel en fournissent une esquisse élaborée. Je la résume de mon mieux mais elle mérite une lecture attentive :

Les parties prenantes (« ceux qui ont accepté de soumettre leur potentiel d'action aux décisions de l'entreprise » : actionnaires, salariés, certains fournisseurs, certains créanciers etc.) doivent être solidaires selon la règle des « avaries communes » inspirée du droit maritime : autant que les actionnaires, les salariés participent au risque de l'entreprise puisqu'ils pourraient, en cas d'échec, perdre leur emploi et ne pas en trouver d'autre. Les pertes éventuelles doivent donc être équitablement réparties entre les parties et non supportées par une seule : un licenciement économique, par exemple, doit être accompagné d'une compensation.

Du point de vue juridique, Segrestin et Hatchuel recommandent la création de formes sociales nouvelles : la « société à objet social étendu », « l'entreprise à progrès collectif ». L'objet social étendu permet de mentionner, parmi les objectifs de l'entreprise, d'autres buts que l'enrichissement des actionnaires : développement des capacités d’innovation du collectif, de la compétence des salariés, minimisation des effets de l'entreprise sur l’environnement etc.

Le progrès collectif s'appuie sur un « contrat d'entreprise » qui organise l'action collective et habilite à cette fin un entrepreneur dirigeant. Adhèreraient à ce contrat des actionnaires qui s'engageraient à rester fidèles à l'entreprise et des salariés volontaires. Seuls les adhérents au contrat d'entreprise nommeraient les dirigeants, dont la révocation éventuelle devrait être motivée (et non ad nutum comme dans le droit actuel).

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Ceux qui cherchent les voies d'une sortie de crise doivent lire et méditer ce livre : il faut restaurer l'entreprise et y redonner toute leur place aux entrepreneurs qui en ont été chassés par les actionnaires. Le pouvoir légitime de désignation des dirigeants doit être équitablement réparti entre les parties prenantes, ainsi que la sanction du risque d'entreprise.







5 commentaires:

  1. Tout à fait d'accord avec les analyses de ce livre et le résumé que vous en faites. Mais quant aux remèdes proposés je suis plus dubitatif. Car l'emprise de l'actionnariat et de la finance sur les entreprises consiste à considérer comme une transcendance la quête du profit. Cela s'est accompagné de la mise en place d'une véritable idéologie gestionnaire qui conduit à traiter les individus comme des objets dont on cherche à mesurer les comportements. Le salarié est un moyen, une variable d'ajustement mesurable à partir de paramètres censément rationnels: cela se présente comme le seul moyen « objectif » pour évaluer les performances.
    Dans ce contexte il me parait vain de rêver un fonctionnement aux antipodes de cette réalité ancrée par 30 ans de pratiques.

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  2. Les pratiques ont ceci d'intéressant de s'évaporer quelles que soient le nombre d'années pour les imposer et les utiliser. Les pratiques sont historiques, naissent et meurent et sont remplacées par d'autres.

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  3. Je n'ai pas encore lu ce livre mais la synthèse proposée par Michel Volle me fait penser à des interventions dans la presse de Mr Beffa au sujet de son livre "La france doit choisir".

    L'actionnaire prédateur serait le principal responsable de la crise à travers les méfaits qu'il impose à l'entreprise?

    Le prédateur consommateur à la recherche de la quantité sur la qualité et du low cost au coût social et environnemental sciemment ignoré est il moins responsable?

    Le prédateur assisté social qui se demande sans cesse ce que le système collectif peut lui apporter est il moins responsable?

    Le prédateur salarié (yc les dirigeants) qui, à défaut de contrôler son salaire fait en sorte de contrôler sa quantité de travail, l'optimisation de ses primes à court terme ou de maximiser ses avantages en nature est il moins responsable?

    L'instinct de prédation n'est il pas au fond le seul responsable à travers ses diverses incarnations.

    Pourquoi cet instinct prend il a ce point le pouvoir? la démocratie, les libertés individuelles, les moyens de communication, l’énergie abondante, l'agnosticisme croissant (en occident), la mondialisation sont il les ressorts de cette machine à broyer le contrat social et notre culture.

    Restaurer l'entreprise certes mais sans la restauration du vivre ensemble, de la conscience du bien commun (environnement, services publics), de la confiance par l'exemplarité,.... à quoi cela servira t il?
    JP Séval

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  4. Je suis d'accord avec ce commentaire mais la question peut se retourner: ne doit-on pas voir dans la perte du sens du bien commun et l'esprit de prédation une résultante au moins pour partie de ce que l'entreprise apprend tous les jours à ses salariés? Comme le dit Falk Richter (homme de théâtre allemand) : « L’efficacité devient une nouvelle idéologie qui s’impose dans des domaines de plus en plus nombreux, la politique, la culture, tous les segments de la société. L’attitude qui consiste à tout décider selon des critères économiques va dans un certain sens. Il ne s’agit que d’efficacité et non de la question de ce que pourrait être une vie où il y a du sens." Il est intéressant de considérer l’influence ici du vocabulaire de l’entreprise et de ce qu’il véhicule sur la vision du monde. Une certaine conception de l’humain s’installe progressivement, à notre insu, d’abord dans l’entreprise, par les mots avalés tous les jours comme des «substances toxiques » (Klemperer), contre lesquelles ensuite, nous ne pouvons plus nous immuniser. Dans une nouvelle conception de l’humain on conduit les individus à se considérer comme des micro-entreprises libérales, autogérées, ouvertes à la concurrence et à la compétition sur le marché des comportements de jouissance de la société de consommation. Notre civilisation fait croire aux individus qu’ils peuvent être eux-mêmes et originaux, à condition de se conformer aux normes. Injonction paradoxale qui progressivement amène à demander au sujet de se comporter comme s’il était l’entrepreneur de lui-même, chargé de rentabiliser au mieux son capital bio-psycho-social.
    L’énumération des changements sémantiques et d’organisation est infinie, mais tous vont dans le même sens : celui de l’atomisation (aux deux sens du mot, destruction et individualisme) des rapports sociaux. Il me semble que les entreprises -qui ont su détourner de leur sens les demandes d'autonomie et les tendances individualistes issues de 68- et le monde du travail sont un miroir avancé des évolutions profondes qui concernent nos sociétés et soulèvent la question du vivre ensemble.

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    1. En effet, la science économique n'est rien d'autre qu'une science de l'efficacité. Elle est indifférente à l'éthique. L'économisme, qui ramène tout à l'économie, ignore l'éthique.
      Amartya Sen a tenté d'introduire l'éthique dans l'économie : malgré son apparence sympathique c'est là une forme subtile d'économisme. Alors que l'éthique occupe la dimension des valeurs humaines, l'économie occupe celle de l'efficacité et notre vie se déroule dans cet espace à deux dimensions. Une fois les valeurs choisies il serait bien bête d'être inefficace, mais l'efficacité ne suffit pas pour donner un sens au destin humain.

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