mercredi 28 décembre 2011

Erik Brynjolfsson et Andrew MacAfee, Race Against the Machine, Digital Frontier Press, 2011

Erik Brynjolfsson est l'un des rares économistes qui ont su voir la nature et l'importance du phénomène de l'informatisation. On peut consulter ses travaux sur le site du MIT où il est professeur.

Dans ce livre écrit avec Andrew MacAfee il passe en revue les diverses façons dont les économistes expliquent la montée du chômage et de l'inégalité des revenus : certains évoquent un épisode défavorable du cycle conjoncturel, d'autres la stagnation que suscite un déclin de la capacité à innover, d'autres enfin la « fin du travail » car l'emploi est supprimé par l'automatisation [1].

Brynjolfsson adhère à la troisième explication, mais il lui ajoute un complément important : une économie mature, c'est-à-dire parvenue à l'équilibre en regard de son potentiel productif, met naturellement en œuvre la totalité de sa force de travail. C'est donc l'inadaptation au système technique informatisé due à la persistance d'habitudes et formes d'organisation héritées du système antérieur qui explique le sous-emploi, et non l'informatisation.

La moitié de l'échiquier

Ses effets, dit Brynjolfsson, ne font que commencer à se manifester car leur évolution est exponentielle.

Il illustre cela par une comparaison : si l'on place, comme dans la légende indienne, un grain de riz sur la première case d'un échiquier, puis deux sur la seconde, quatre sur la troisième etc. en multipliant leur nombre par deux à chaque étape, on en aura si l'on s'arrête à la moitié de l'échiquier 232 - 1, soit de l'ordre de 109 : c'est la récolte annuelle d'une bonne exploitation. Mais si l'on va jusqu'au bout de l'échiquier on en aura 264 - 1, soit de l'ordre de 1019 grains : cela forme une montagne de riz plus haute que l'Everest...

Avec l'informatisation nous ne sommes, dit encore Brynjolfsson, qu'à la moitié de l'échiquier. L'évolution future sera donc beaucoup plus importante, plus bouleversante que celle que nous avons connue. Il en cite deux signes avant-coureurs : le progrès des logiciels de traduction automatique et l'automatisation réussie par Google de la conduite des automobiles montrent que l'informatique sait faire, aujourd'hui, des choses que l'on jugeait impossibles voici quelques années.

L'informatisation a déjà bouleversé les institutions et les entreprises, qui peinent à trouver la forme d'organisation adéquate. Elle va les bouleverser plus encore. Quelle est donc la formule du succès ? Brynjolfsson décrit une expérience qui en fournit la clé.

La formule du succès

Big Blue, l'ordinateur d'IBM, a battu aux échecs le champion du monde, Gary Kasparov. Mais cet ordinateur a lui-même été ensuite vaincu par un alliage d'êtres humains et d'ordinateurs.

Kasparov dit que la formule la plus efficace est celle qui a associé « deux joueurs amateurs assistés par trois ordinateurs. Leur habileté dans l'utilisation de l'ordinateur pour étudier en profondeur les positions leur a permis de vaincre des grands maîtres, dont l'expertise était pourtant supérieure à la leur, ainsi que d'autres concurrents disposant d'une plus grande puissance informatique ».

Voici donc la formule du succès : « "Humain moyen + ordinateur + excellent processus" est supérieur à "Ordinateur puissant" et, ce qui est plus surprenant, à "Humain expert + ordinateur + processus médiocre" ».

La compétition qui importe n'est donc pas celle qui oppose les êtres humains à l'ordinateur (« race against machines »), mais celle que se livrent des entreprises qui mettent intelligemment en œuvre l'alliage de l'être humain et de l'ordinateur (« race with machines »).

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L'économie informatisée, lorsqu'elle sera parvenue à l'équilibre, s'appuiera ainsi sur l'alliage entre des êtres humains convenablement formés (mais ce ne seront pas nécessairement des « superstars » : l'équilibre économique suppose une classe moyenne nombreuse) et des ordinateurs judicieusement programmés, cet alliage étant mis en œuvre selon un processus bien conçu.

Brynjolfsson ne parle pas dans ce livre de la supervision (ou animation) du processus, ce n'était pas son objet. Mais elle est nécessaire parce qu'aucun logiciel n'est parfait [2], que les automates et les réseaux connaissent des pannes et que les êtres humains sont faillibles.

La formule du succès (et donc du plein-emploi) réside donc dans la qualité des relations entre les trois sommets du triangle ci-dessous :

Formule de l'entreprise informatisée
La flèche du bas désigne l'alliage de l'être humain avec l'automate programmable ubiquitaire qu'est l'ordinateur en réseau (voir L'émergence d'un alliage).

Pour que cette formule fonctionne convenablement lors de l'activité productive, il faut l'avoir préparée par un investissement sur les sommets et relations que comporte un autre triangle (voir L'ingénierie du système d'information) :

Formule de l'informatisation
Les échecs et catastrophes qui se produisent si souvent dans les entreprises s'expliquent tous, en dernière analyse, par l'inexistence ou l'inadéquation du modèle de processus ; ou bien par un mauvais dimensionnement ou une programmation erronée de la ressource informatique ; ou bien par un défaut dans la formation des agents ; ou bien enfin par l'inexistence ou le mauvais fonctionnement de la supervision.

Les emplois nécessaires à la production physique auront certes été réduits par l'automatisation, tout comme les emplois dans l'agriculture ont été naguère réduits par la mécanisation. La force productive trouvera cependant de quoi s'employer dans la conception de produits de qualité diversifiés ainsi que dans le soin apporté à la connaissance fine des besoins et à la relation avec les clients.
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[1] « As President Obama has observed, factories that used to employ 1,000 workers can now be even more productive with less than 100 » (David Brooks, « Midlife Crisis Economics », New York Times, 26 décembre 2011).

[2] « Despite the best efforts of software engineers to produce high-quality software, inevitably some bugs escape even the most rigorous testing process and are first encountered by end users » (David Pacheco, « Postmortem Debugging in Dynamic Environments », Communications of the ACM, 12/2011, p. 44).

5 commentaires:

  1. "une économie mature, c'est-à-dire parvenue à l'équilibre en regard de son potentiel productif, met naturellement en œuvre la totalité de sa force de travail. C'est donc l'inadaptation au système technique informatisé due à la persistance d'habitudes et formes d'organisation héritées du système antérieur qui explique le sous-emploi, et non l'informatisation."

    Cet argument, certes théorique de nature, et contraire à la compréhension habituelle de la période actuelle… me convainc pourtant entièrement.

    Le chômage, c'est de la casse, et bien plus dommageable que de casser des machines. Une économie avec chômage ne peut pas être à son optimum de Pareto. Il y a forcément mieux.

    La persistance du chômage est incompatible avec l'idée que la société, les règles économiques…, soient conformes à l'intérêt général.

    Doit-on en déduire que le chômage s'éliminera naturellement, avec le temps, par le libre jeu du marché ? Je ne le pense pas, car les acteurs les plus puissants sur le marché n'ont pas forcément des intérêts identiques à l'intérêt général de la Nation.

    Il y a donc une affaire de "régulation", et cela demande de la connaissance, de la compréhension des opportunités d'emplois ouvertes par le système technique contemporain.

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  2. Le titre du livre que vous critiquez ici, Michel, me semble être un jeu de mots avec un groupe de "metal" américain: "Rage against the machine" dont les textes très réfléchis et assez "bruts de décoffrage" sont depuis plus de quinze ans une critique virulente de la mondialisation, du capitalisme sauvage et de ses excès.

    Sur le fond de votre texte, le premier schéma que vous présentez me laisse quelque peu sceptique concernant la façon d'atteindre le plein emploi, en tout cas à l'échelle d'un seul pays: quid d'une grande entreprise externalisant son informatique à Bangalore ou à Delhi? Je crois, n'étant pas expert dans ce domaine, que cela s'appelle de "l'infogérance".

    On pourrait ainsi "concevoir" une entreprise dont la supervision serait en France, les ordinateurs et les hommes en Inde ou autre pays dans lequel l'enseignement supérieur des NTIC est conséquent...

    Concernant l'importance capitale que vous accordez aux processus, je ne peux qu'abonder dans votre (bon) sens!

    Jean Bodin, s'il vivait de nos jours, oserait-il encore la formule suivante: "Il n'est de richesse que d'hommes"?

    Pensez-vous, Michel, que l'Intelligence artificielle, (cf Siri sur Iphone, bigger blue, robots "créatifs", etc) soit véritablement une avancée souhaitable? Vous aviez déjà évoqué ce sujet sur votre blog il y de cela quelques années.

    A titre personnel, bien que trentenaire, je me remémore une époque pas si lointaine où l'on connaissait par coeur une vingtaine de numéros de téléphone sans que ceux-ci soient "enregistrés", où l'on savait lire une carte routière sans recourir à un GPS, où l'on arrivait à faire une marche arrière sans radar de recul...

    Quand à la fameuse "régulation" du marché...permettez-moi d'être sceptique voire pessimiste, car je crains qu'à court et moyen terme elle n'encourage les entreprises prédatrices et les dirigeants cyniques: 2012, année électorale en France et aux Etats-Unis (notamment) verra peut-être le triomphe des lobbies et la défaite des "régulateurs"

    A moins qu'un nouveau Keynes (dont je ne connais que les grandes lignes de la théorie économique) ne permette à l'échelle internationale un sursaut salvateur!

    Vers un nouveau capitalisme! (cf Yunus dont vous êtes l'un des admirateurs)...

    Cordialement,

    GV

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  3. @GV
    Merci de m'avoir indiqué le groupe "Rage against the Machine", je ne le connaissais pas.
    Oui, il n'est de richesse que d'hommes, car la ressource productive réside dans le cerveau humain.
    L'expression intelligence artificielle incite à négliger la différence entre le cerveau humain et l'ordinateur alors que le secret de la réussite réside dans leur articulation, qui suppose donc que l'on soit conscient de cette différence.
    Quand on a dit régulation, il faut encore qu'elle soit intelligente et efficace et ce n'est pas gagné d'avance.
    On peut tout "concevoir", y compris des erreurs provoquant la pire des catastrophe. Il n'en reste pas moins que par définition une économie à l'équilibre, c'est-à-dire tirant pleinement parti des potentialités de son système productif, ne connaît ni le chômage, ni le déficit des échanges, ni l'excès d'endettement de l’État, ni l'écart démesuré de la distribution des revenus : ce sont autant de symptômes de déséquilibre.

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  4. D'abord tous mes voeux à Michel, son blog et ses lecteurs.
    "Humains + Processus + ordinateurs" : dans ton propos il semblerait que le "processus" de la formule soit un mécanisme de supervision. Ainsi l'alliage humains-automates se structurerait, de façon simple et conforme à notre bon vieux paradigme hiérarchique : c'est le superviseur qui "commanderait".
    Mais quelle est la nature de ce "processus" ? Est-ce un humain ou un automate ? Chacun des deux cas me gêne.
    Evidemment je suis réducteur et un brin provocateur, en confondant ainsi la fonction (supervision) et l'organe (si tant est qu'un processus en soit un). Ceci pour dire brièvement à quel point il est urgent de penser l'alliage humains/automates en des termes structurels moins simplistes. Les structures élémentaires de l'alliage, les opérations qui "combinent" humains et automates, ne peuvent pas se réduire à celles qui combinent seulement des humains (la manière dont on structure les organisations humaines) et/ou seulement des automates (l'architecture des systèmes automatiques).
    Les termes que tu emploies ici dans un but pédagogique : "processus" et "supervision" sont donc à mon sens trop connotés pour exprimer une situation certainement plus complexe.
    Ca n'empêche que l'article (comme tant d'autres de ton blog) me plaît bien, merci Michel.

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  5. Bonjour,

    Remarque secondaire : il s'agit de "Deep Blue" et non de "Big Blue".

    Telle qu'énoncée, la formule du succès apparaît comme étant un rien erronée, du fait même de la victoire de Kasparov sur ce même Deep Blue.
    Un élément a priori également important à considérer dans la victoire de Deep Blue et non évoqué dans l'article, est la capacité de l'ordinateur à produire un effort quasi "infini", en opposition avec la limitation physique de l'humain.

    Pour revenir sur la possible "défaite des régulateurs" évoquée par GV, elle existe déjà sous sa forme "race against the machines", comme c'est le cas dans les processus liés aux "high speed trading" avec des "agents" qui ne comprennent plus nécessairement les réactions de lamachine.

    Enfin, la phrase "C'est donc l'inadaptation au système technique informatisé due à la persistance d'habitudes et formes d'organisation héritées du système antérieur qui explique le sous-emploi, et non l'informatisation." renvoie à un point évoqué mais non réellement développé, celui de la formation. La dernière partie de l'article, à savoir "ou bien par un défaut dans la formation des agents", recense bien la formation comme une raison possible d'échec mais non dans sa forme initiale.
    Il serait dès lors intéressant de développer ce dernier point à la lumière de travaux tels que ceux de Ken Robinson qui prônent un apprentissage de la créativité dès le plus jeune âge, ce qui permettrait ainsi aux "agents" humains d'acquérir la capacité d'adaptation en général, aux processus en particulier, et ce tout au long de leur vie professionnelle. Cette capacité créative permettrait d'ailleurs peut-être de conserver d'autres capacités, e.g. mémoire, lecture de cartes, etc. comme évoqué par GV.

    Eric

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