lundi 16 mai 2011

A propos de l'Internet des objets

Philippe Gautier m'a aimablement demandé une postface pour L'Internet des objets est-il soluble dans les Systèmes d'information ?, qu'il publie avec Laurent Gonzalez chez l'AFNOR. Je la reproduis ci-dessous.

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Pour anticiper les conséquences positives ou négatives d'une technique nouvelle il est utile de s'en remémorer d'autres, autrefois nouvelles, auxquelles nous sommes habitués.

Le pilote automatique d'un avion reçoit des signaux et émet des commandes qui mettent l'avion dans l'attitude où il consomme le moins de carburant. La maintenir serait pour un pilote humain aussi difficile que de tenir une assiette en équilibre sur la pointe d'une épingle. Peut-on dire que ce pilote automatique « décide » ? Non, mais il fait des chose qu'un être humain ne saurait pas faire. Est-il « intelligent » au sens de « doté de la faculté de comprendre » ? Non, mais il complète efficacement le cerveau du pilote humain.

Une centrale nucléaire est un gros « objet » doté de programmes qui réagissent automatiquement en cas d'incident. La probabilité d'un incident auquel le programme ne pourra pas répondre est d'un par période de trois ans, et il faut qu'alors un superviseur humain puisse prendre la main. Mais si un être humain reste sans rien faire pendant trois ans, sa capacité d'action s'annule. On a dû sous-automatiser délibérément ces centrales pour que le superviseur reste actif et vigilant.

On dit parfois à propos du Web que « trop d'information tue l'information ». C'était déjà le cas avec les livres car depuis l'invention de l'imprimerie personne ne peut avoir tout lu. Le livre n'est-il pas d'ailleurs un objet communicant ? Il a un identifiant (ISBN), des attributs (titre, nom de l'éditeur, date, nombre de pages), une forme (typographie), une interface (page) et un contenu « virtuel », le texte. Sa lecture a des effets fastes ou néfastes sur le lecteur dont elle peut aiguiser ou égarer le discernement.

Les prothèses que l'Internet des objets va nous procurer viendront se placer parmi celles dont nous disposons déjà. Point n'est besoin de penser aux béquilles, membres articulés et chaises roulantes : la vie courante, « normale », s'appuie sur une foule d'artefacts.

Nos maisons, ces grottes artificielles. Nos vêtements, qui renforcent la protection que procure la peau. L'écriture, qui assiste notre mémoire, facilite le calcul et aide à mettre en forme nos idées. Les lunettes, installées sur tant de visages. Les prothèses auditives miniaturisées et informatisées.

Lorsqu'un travail jugé nécessaire dépasse les capacités d'un individu, des entreprises et autres institutions se créent pour le réaliser. Le paysage qui nous entoure, que nous qualifions abusivement de « nature », est lui aussi un artefact : depuis des millénaires le territoire de la France est un jardin.

A cette liste l'informatique a ajouté des éléments dont le caractère artificiel est plus visible, parce qu'ils sont plus nouveaux (pour nos petits enfants ils sont déjà banals) : cartes bancaires et distributeurs automatiques de billets, carte orange et passe Navigo de la RATP. Cela culmine dans le téléphone « intelligent » qui informatise jusqu'à notre corps et confère l'ubiquité absolue à la ressource informatique.

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L'utilisation d'une prothèse demande un apprentissage : celui qui se sert d'un téléphone ou conduit une voiture pour la première fois est maladroit. Il faut acquérir du savoir-faire et un savoir-vivre : beaucoup de personnes ignorent encore le bon usage du téléphone mobile dans les lieux publics.

Pour vous préparer à la dissémination des objets communicants, remémorez-vous vos apprentissages : comment cela s'est-il passé lorsque vous avez appris à conduire ? à vous servir d'un traitement de texte ? d'un tableur ? Rappelez-vous votre première leçon de moto : ayant peur de tomber, vous refusiez de vous pencher dans les virages et cela vous faisait tomber dans le fossé extérieur.

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Dans les années 1980, au CNET, nous étudiions les « puces rayonnantes » (appellation que je préfère encore à « RFID »). Nous anticipions le contrôle d'accès dans les entreprises, les transports en commun et les salles de spectacle, cela nous semblait déjà prometteur.

L'Internet des objets, qui descend de ces recherches, a déjà beaucoup d'autres applications que celles auxquelles nous pensions. Des puces sont insérées dans les containers que transportent les bateaux, dans les colis que transportent les avions, dans les produits que stockent les entreprises. Dans certains magasins les puces sont lues à la volée lors du passage du caddy, la facture est établie automatiquement.

Tout cela a demandé une concertation entre les acteurs, une normalisation, des investissements : c'est une innovation compliquée. On peut espérer qu'elle aura des effets positifs : traçabilité des produits alimentaires, pertinence du choix du consommateur. Mais ces possibilités sont accompagnées de risques nouveaux : des personnes indiscrètes ou malveillantes peuvent capter le contenu des puces pour espionner ou attaquer.

Pendant que nous pataugerons comme des bizuts devant l'Internet des objets les pirates, voleurs d'identités et prédateurs de toutes sortes, plus vifs que nous, sauront en tirer parti pour razzier nos avoirs. C'est un peu triste mais c'est ainsi et il faut le savoir : le guépard court plus vite que la gazelle.

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Rêvons que soient résolus tous les problèmes de conception, organisation, normalisation et interopérabilité. Alors le réseau des objets communicants forme un automate dans lequel des données s'échangent et sont traitées par des programmes qui lancent des actions.

Nous avons déjà vu quelque chose d'analogue : les systèmes d'information des salles de marché, empilages d'algorithmes et de réseaux, évaluent les arbitrages et lancent des transactions dans la micro-seconde. Nous en connaissons le résultat : une finance devenue aveugle aux risques, et qui provoque crise sur crise.

La réussite d'un système d'information dépend de la qualité de l'alliage entre le cerveau humain et l'automate. On a nommé « bronze » l'alliage du cuivre et de l'étain, « acier » l'alliage du fer et du carbone, « industrie » l'alliage de la main et de la machine. « Numérique » se propose pour désigner l'alliage du cerveau humain et de l'automate : va pour numérique !

La qualité du numérique dépendra du bon dosage des composants de l'alliage, de la façon dont les rôles sont répartis. On peut compter sur l'automate pour exécuter inlassablement des opérations répétitives, fussent-elles compliquées, mais non pour comprendre une situation nouvelle ni pour l'expliquer – choses que le cerveau humain fait mieux que lui.

Attribuer de l'« intelligence » au logiciel est un piège sémantique : comme cela efface la différence entre le cerveau humain et l'automate, cela empêche de penser leur articulation et donc de concevoir un alliage de qualité.

Certes les objets communicants peuvent avoir une certaine autonomie : c'est le cas du pilote automatique d'un avion. Mais cette autonomie est bornée par les limites de leur programme alors que la nature, dans laquelle ils sont plongés comme nous, est d'une complexité illimitée.

La complexité des négociations relatives à l'identification des objets en donne une illustration : comme les acteurs ont des valeurs différentes, leurs actions obéissent à des intentions et priorités elles-mêmes différentes. L'identification est la toute première étape de l'ingénierie d'un système d'information, et la complexité ira croissant quand on passera au codage des attributs, puis encore à la spécification des algorithmes.

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Il est passionnant d'explorer le futur lointain mais il est urgent de s'occuper du futur proche. De ce dernier point de vue, l'Internet des objets apparaît comme une étape naturelle de l'informatisation de l'économie et de la société, du déploiement du numérique.

En associant par exemple à chaque bien physique un « avatar » qui le représente dans le système d'information, l'Internet des objets accentue une tendance inhérente à l'économie informatisée : la transformation de chaque produit en un assemblage de biens et de services et, pour la composante « bien » du produit, le remplacement progressif de l'achat par la location qui est elle-même un service (selon l'INSEE, « un service est la mise à disposition temporaire d'un bien ou d'une compétence »).

Nous avons énuméré des exemples – certains anciens, d'autres récents – pour montrer comment se passent nos apprentissages, comment nous finissons par nous adapter à des artefacts. Sur le chemin vers la maturité, les pièges abondent et le plus sûr moyen pour les découvrir, c'est de tomber dedans – en tâchant de n'y tomber qu'une fois.

Considérons en effet nos systèmes d'information. Certains sont bien construits, cela se voit lorsqu'on interroge les utilisateurs, mais la plupart comportent des défauts étonnants : identifiants et attributs mal choisis, ressaisies manuelles, incohérence des canaux de la relation avec les clients, sites Web incommodes et lents, tableaux de bord incompréhensibles etc. Leur architecture empile des couches géologiques qu'il serait trop coûteux de faire à neuf, et dont chacune résulte des choix techniques d'une époque révolue.

L'Internet des objets va s'y ajouter, cela fera une couche de plus. Il faudra lutter pour que sa sémantique soit correcte, pour qu'il s'articule avec le travail des opérateurs humains, pour qu'il soit bien supervisé, pour que la stratégie de l'entreprise l'incorpore aux produits et pour qu'il rende un service commode à ses clients. Il y a du pain sur la planche, tout de suite, devant nous.

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