jeudi 3 juin 2010

L'étoile en zinc

« Vanité des vanités, tout est vanité. Quel profit l'homme retire-t-il de la peine qu'il se donne sous le soleil ? » (L'Ecclésiaste).

Je parlais voici quelques jours avec deux amis, père et fils. « Quel piège que la carrière ! leur disais-je. On s'efforce de grimper, d'accumuler les galons puis les étoiles. Cela demande beaucoup d'efforts : il faut se conformer à ce que la hiérarchie attend et même – et c'est là du conformisme au carré – savoir manifester une originalité de bon aloi.

« Cette préoccupation dévore la cervelle, dit Paul Yingling dans « A failure in Generalship » (Armed Forces Journal, mai 2007) : « it is unreasonable to expect that an officer who spends 25 years conforming to institutional expectations will emerge as an innovator in his late forties ».

« On peut certes rencontrer des généraux qui ont une intelligence vive mais ces exceptions ne contredisent pas la règle : dans la plupart des cas celui qui arrive aux étoiles n'est plus vraiment capable de penser. À défaut de capacité il aura, il est vrai, le plaisir de faire l'important, mais ce plaisir lui-même s'évapore le jour où il prend sa retraite car soudain il n'est plus personne...

« Adieu importance, influence, voiture et logement de fonction, jeunes officiers ambitieux qui s'empressent autour du chef dont dépend leur avancement... Les "amis" s'éloignent, car il ne peut plus leur rendre de service.

« Le général à la retraite porte avec mauvaise humeur le deuil de son importance. Une question le taraude : quel a été le sens de cette vie orientée vers les barreaux d'une échelle qu'il fallait grimper l'un après l'autre ? »

J'ai pris l'exemple d'un général, j'aurais pu prendre celui d'un PDG, d'un DG, d'un directeur d'administration centrale, d'un ministre, d'un président, d'un évêque, d'un préfet, d'un recteur, bref de quiconque occupe une position qui, le mettant en mesure de rendre des services à d'autres, fait de lui quelqu'un que l'on sollicite, que l'on flatte, que l'on craint.

*     *

Voyant mes amis rire et échanger des coups d'œil j'ai compris qu'ils pensaient à quelqu'un et en effet : « tu tapes juste, me dit le père. Nous connaissons un général qui vient de prendre sa retraite et ne s'y résigne pas. Il est d'autant plus effondré qu'on ne lui a pas donné "l'étoile de plus", qu'il n'a pas bénéficié de l'aimable usage qui, faisant monter en grade celui qui part, lui permet de recevoir une retraite un peu plus élevée.

« Mais il y a mieux, ajouta-t-il : c'est "l'étoile en zinc". Supposons que tu sois un général à trois étoiles qui soupire après son avancement. On te donne une quatrième étoile que tu porteras sur tes uniformes mais pour ce qui est de la solde et de la retraite, makache : tu seras payé comme un simple trois étoiles.

« Cette étoile qui te donne le prestige du grade, mais non la solde qui lui correspond, c'est l'"étoile en zinc", astuce imaginée par Bercy et les Armées pour satisfaire aux moindres frais l'amour-propre des officiers généraux, d'ailleurs déjà bien trop nombreux en France pour le nombre des unités à commander.

« Evidemment c'est discret. Celui qui reçoit une étoile en zinc se garde bien de se plaindre : de quoi aurait-il l'air à côté de ceux de ses collègues dont les étoiles sont toutes vraies ? ».

*     *

Rien n'est plus triste que ces personnes dont la vie semble avoir perdu tout sens le jour où elles ont pris leur retraite. Leur vie avait-elle un sens auparavant ? Étudier pour avoir de bonnes notes et se sentir plus intelligent que les autres, puis grimper l'échelle des pouvoirs et de la respectabilité, cela a-t-il un sens ?

Au soir de sa vie, il ne reste plus rien à l'arriviste qui a vendu son âme et il rencontre alors un désespoir atroce : tandis que ce qu'il a atteint lui semble sans valeur, il jalouse encore ceux qui ont monté plus haut que lui.

Je conseille à mes étudiants de ne pas se préoccuper de la carrière. Mieux vaut être curieux de la nature, aimer les êtres qui l'habitent : on peut, en leur compagnie, marcher gaiement jusqu'à la fin.

5 commentaires:

  1. Vous semblez développer une dent récente contre la "carrière", feriez-vous de manque vertu ?

    Samedi 8 mai 2010, "Les pères la rigueur" : "On peut faire une belle carrière politique en jouant les « pères la rigueur » : il suffit de hurler avec les loups et on y gagne une auréole de sérieux."

    Mardi 30 mars 2010, "Honte de la philosophie" : "Je ne suis pas un spécialiste du climat et n'ai, dans cette affaire, aucun intérêt de carrière ni d'amour-propre."

    Mercredi 25 novembre 2009, "Le mythe de la carrière".

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  2. A XavXav :
    Si je dénigre la "carrière", c'est parce que je n'ai pas "réussi" car toute opinion négative s'explique par une frustration... à moins que vous ne fassiez erreur ?

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  3. Pourquoi s'intéresser ainsi à l'accessoire quand l'essentiel et le plus courant diffèrent notablement de votre compte rendu ? Ceux qui parviennent aux commandes ne l'ont pas toujours souhaité ; quand ils partent à la retraite, n'oublions pas ceux qui se donnent sans compter ; parvenir au sommet n'a jamais interdit de penser ...

    A votre liste, on pourrait opposer nombre de contre exemples qui démentent la noirceur de votre tableau. On obtiendrait alors une galerie de magnifiques portraits, vraiment édifiants, qui ne manqueraient pas d'éclipser votre caricature.

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  4. @Avicenne
    Une caricature, croyez-vous ? Nous n'avons donc pas la même expérience.
    Oui, on trouve des exemples parmi ceux qui sont arrivés au sommet : je pense à Leclerc, Mendès-France, Mandel, Blum, Churchill, de Gaulle, et à beaucoup d'autres moins célèbres mais tout aussi admirables et que j'ai connus de près. Aucun d'eux assurément ne s'est donné pour but de "grimper". De tels hommes sont rares.
    Je ne publie pas les commentaires anonymes et c'est dommage car j'en ai reçu qui montrent que la carrière est la religion de notre époque : y voir un piège est donc impie, s'en moquer est sacrilège et je mérite sinon le bûcher, du moins le discrédit. C'est un risque que j'assume avec le sourire.

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  5. Il y a 12 ou 15 ans, j'ai lu dans la revue des anciens Ensaé une de ces interviews d'anciens racontant leurs carrière, mi pub mi rédactionnel, qui font le charme et l'intérêt de ce type de revues.

    J'ai oublié le nom de l'Ancien, celui de la SSII prospère qu'il avait fondée et dirigeait encore, tout comme son domaine d'intervention. Je n'ai retenu que deux mots, vérité et argent.

    On demandait à l'Ancien son conseil aux camarades jeunes diplômés : comment faire une belle carrière au-delà des toutes premières années, pendant lesquelles on est employé pour sa compétence technique toute fraîche ?

    Il faut savoir à un moment de sa vie - répondait-il en substance - changer de métier. À l'école, et dans les premières années, on vous demande de produire de la vérité. Pour aller au-delà, il faut en faire son deuil et décider de produire de l'argent.

    Cette lecture m'a surpris : j'imaginais que "l'information" était le métier de base de "l'informatique", et que la vérité était essentielle à l'information. Cet Ancien (dont avec le temps, je déforme sans doute les propos) a eu une grande influence sur ma (non-)carrière !

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