samedi 8 mai 2010

Les « pères la rigueur »

Ce texte fait partie de la série Le chemin vers l'abîme.

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On peut faire une belle carrière politique en jouant les « pères la rigueur » : il suffit de hurler avec les loups et on y gagne une auréole de sérieux.

Les Allemands prétendent au monopole du sérieux : ils le cultivent d'ailleurs jusqu'à l'absurde. Leur premier marché est de loin l'Union européenne, leur premier client est la France. En retardant l'aide apportée par l'Europe à la Grèce, en fragilisant la crédibilité de l'Europe, Angela Merkel a gagné des électeurs et les félicitations de la presse anglo-saxonne (Economist, Financial Times, Wall Street Journal), mais à terme sa politique est suicidaire pour l'Allemagne. Wolfgang Schäuble, le ministre des finances, a été plus lucide : il ne faut donc pas mettre tous les Allemands dans le même sac.

Il se peut que les Américains ne soient pas innocents dans cette affaire. Le financement du déficit américain étant assuré par la consolidation de l'axe Dollar-Yuan, comment résister à la tentation lorsque se présente une occasion d'écarter l'Euro et de détruire l'Union européenne, cette rivale potentielle ? Les agences de notation américaines, si optimistes avant la crise des subprimes, alimentent cette fois la panique en dégradant la note qu'elles donnent aux États européens.

Les élites politiques et administratives françaises admirent la vertueuse Allemagne et adhèrent à l'idéologie de l'équilibre budgétaire et de la « rigueur » : ce sera sans doute le point essentiel du programme de François Fillon en 2012. Les dirigeants des grandes entreprises feraient n'importe quoi pour maintenir les taux d'intérêt au plus bas au risque d'accélérer la spirale de la déflation.

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Pour ceux qui perçoivent dans l'informatisation la force motrice de l'économie contemporaine, une force qui apporte d'ailleurs autant de risques nouveaux (voir « Informatisation, prédation et crise ») que de possibilités nouvelles, le discours des politiques et des économistes médiatiques a quelque chose d'irréel : jamais on ne les entend parler de ces possibilités ni de ces risques alors qu'ils abondent en considérations sur les dangers que révèlerait, selon eux, la chimère « dette brute de l'État / PIB ».

C'est pourtant bien l'informatisation, avec les réseaux, processeurs et logiciels, qui a donné cette puissance aux salles de marché, qui a unifié la finance mondiale, qui est donc à l'origine de toutes les catastrophes (voir "Une crise peut en cacher une autre" et Graham Bowley, « Origin of Wall Street's Plunge Continues to Elude Officials », The New York Times, 7 mai 2010) : elle a donné naissance à un trou noir qui est en train d'avaler l'économie et, avec elle, la société entière.

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Nous sommes pris en tenaille par les salles de marché : après nous avoir plongés dans la crise économique avec les subprimes et autres CDS elles dépècent méthodiquement l'Europe en s'attaquant d'abord aux États, puis à l'Euro. Tout cela étant légal les politiques n'y peuvent rien, sauf à entamer un bras de fer auquel ils ne sont pas préparés.

L'incendie d'une agence bancaire lors d'une manifestation, en Grèce, a provoqué la mort de trois innocents : cela nous rappelle ces aristocrates, innocents eux aussi, dont les têtes ont été mises au bout d'une pique lors de la Révolution. Lorsque les salles de marché, machine aveugle, détruisent tout et que les dirigeants, aveugles eux aussi, ne comprennent rien, la foule, tout aussi aveugle, déploie sa puissance destructrice.

Sommes-nous donc perdus ? La solution serait sans doute de refonder l'Europe politique et économique autour d'un axe franco-allemand. Mais on s'y efforce depuis longtemps sans y parvenir.

Certains disent qu'il faudra démembrer l'Euro en plusieurs monnaies nationales. Ce serait la fin de l'Europe car elle ne résisterait pas à la perte de ce symbole. Mieux vaut s'arc-bouter pour défendre l'Euro : si vous avez des économies à placer, achetez des obligations de l'État grec, le taux d'intérêt est de 10 %...

Dans notre réflexion, nos conversations, notre action, ne soyons complices ni des prédateurs, ni des « pères la rigueur » !

Post scriptum du lundi 10 mai 2010 : le plan de soutien de la « zone euro » rendu public cette nuit prévoit :

- un « fonds d'urgence » de stabilisation européen de 60 milliards d'euros, complété par des soutiens bilatéraux européens à hauteur de 440 milliards, plus 250 milliards du FMI (soit 750 milliards en tout) ;

- la réactivation des mécanismes d'échange de devises entre banques centrales instaurés en 2007/2008 lors de la première phase de la crise financière ;

- en outre la BCE s'autorise à acheter en direct de la dette publique dans la « zone euro ». Cette disposition, interdite en principe par les statuts de la BCE, est comme le dit Joseph Leddet « l'arme de défense nucléaire » contre les salles de marché.

La Bourse repart à la hausse ce matin, les short sellers se sont fait « arracher la tête ». Tant mieux ! Mais la machine est toujours en action : le danger subsiste...

FIN

3 commentaires:

  1. Pour le coup, je rejoins plutôt les paternels. Il me semble (calcul sur un coin de table) que depuis 1981, le secteur public au sens le plus large (transferts sociaux inclus) débourse 5% en gros de plus, que ce qu'il encaisse. Si ça créait de la croissance, on s'en serait rendus compte, depuis le temps ?

    J'ai le sentiment, peut-être naïf, qu'un Etat responsable, bien géré, disons "en bon père de famille" (plutôt que "comme une entreprise"), est précisément l'environnement que recherchent les entreprises pour investir, les ménages pour s'installer, la culture pour fleurir…

    Sauf bien sûr, les acteurs les plus mobiles et les plus court-termistes, prêts à ruiner Pierre pour aller ensuite dépouiller Paul.

    Notre déficit permanent n'est-il pas d'abord, ou aussi, une forme de soumission à ces "marchés financiers" là ?

    Un Etat en équilibre financier structurel serait un Etat politiquement indépendant - donc capable de mener la politique sociale, l'aménagement du territoire, etc., voulus par sa population.

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  2. Patrice GIRRES5 juin 2010 à 13:03

    Je rejoins Frédéric LN avec ma petite et nouvelle expérience d'élu local: je n'en reviens pas de cet usage à être en déficit structurel et de cette capacité à trouver chaque année des astuces comptables pour les transformer en équilibre comptable.

    Je suis donc d'accord sur le fait que la recherche de l'équilibre (ou même de l'excédent maîtrisé) donnerait de l'indépendance financière aux collectivités, ce qui est à mon sens une bonne chose. Une nuance toutefois: je ne suis pas parvenu à identifier l'actif de ma collectivité, donc je ne sais pas de quels "bijoux de famille" nous pouvons bénéficier si exceptionnellement nous voulons nous autoriser une vente pour financer un investissement ou un déficit exceptionnel.

    Mais si nous voulons faire cela au niveau national ou européen, je ne vois pas beaucoup de solutions autres à très court terme qu'une augmentation importante des impôts, quels qu'ils soient, en espérant qu'à long terme on puisse agir sur le développement économique pour nous redonner de l'assiette.

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  3. J'adhère en globalité mais le ciblage de certains thèmes annexes distrait de l'essentiel.

    Je crois que la critique qui est faite au pères la rigueur (Peyrelevade?) c'est d'ignorer quelques fondements macroéconomiques de bases.

    Alors que l'information des réseaux qui accentue les excès des marchés, est un aspect structurel, comme tout ce qui concerne la technologie.

    Enfin, je pense qu'il vaut mieux éviter la théorie de complot américain pour expliquer la déroute de l'euro.

    En passant, je signale deux nouveaux blogs (ºC), qui sont une synthèse, j'espère plus digeste, de mon ancien blog, où des thèmes similaires à celui de ce billet étaient traités.

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