lundi 5 avril 2010

François Jullien, Les transformations silencieuses, Grasset, 2009

English version

François Jullien présente ici, plus clairement encore que dans ses précédents ouvrages, la rencontre entre la pensée chinoise et la philosophie européenne. En les plaçant l'une face à l'autre il met en évidence ce dont chacune s'est détournée, ce qu'elle n'a pas voulu voir.

La philosophie est-elle l'expression de notre culture, du mode de pensée que structurent les langues indo-européennes (sujet – verbe – complément, déclinaisons et conjugaisons) ? Ou bien a-t-elle, à partir de la source grecque, structuré notre façon de penser ? Il est vain, sans doute, de chercher à distinguer la cause et l'effet : les deux phénomènes, s'entrelaçant, nous enferment dans un cercle familier.

Notre représentation du monde procède par concepts et définitions aux contours nets. Cela convient aux mathématiques, cela favorise la construction des sciences, mais cela interdit de penser notre vieillissement, les glissements de notre vie affective, toutes ces évolutions lentes qui se produisent pourtant et dont le terme nous saisit par surprise.

Ne sachant pas les penser nous ne savons pas non plus les préparer, les attendre ni en tirer parti. C'est pourquoi nous concevons l'action sur le mode héroïque : le monde n'étant pas ce qu'il devrait être, il nous faut le détruire pour le remplacer par un autre, pour substituer au mauvais concept un autre qui soit meilleur.

Le Chinois, héritier d'une culture sensible au rythme des saisons, sait que le monde évolue de lui-même. Il faut attendre que les plantes poussent et l'action, pour être efficace, doit répondre à la propension des choses : il serait stupide de planter en été, de récolter en hiver...

On voit ainsi apparaître deux conceptions du rapport entre le monde de la nature et le monde de la pensée : notre philosophie, notre culture mettent l'accent sur la connaissance explicite, sur les concepts ; la tradition de la culture chinoise met l'accent sur l'action progressive, le processus, l'évolution.

Rien n'empêche bien sûr un Chinois de penser par concept ni un Européen d'être attentif aux évolutions silencieuses. Mais ce n'est facile ni pour l'un, ni pour l'autre.

*     *

La lecture de François Jullien m'a engagé dans une réflexion parallèle en me rappelant l'inscription que Platon avait gravée sur le porche du jardin d'Academos : « que nul n'entre ici s'il n'est géomètre » (c'est-à-dire mathématicien).

Fidèles à son héritage, nous avons érigé les mathématiques en « science des sciences », en modèle de certitude. Méritent-elles de trôner ainsi au sommet de la hiérarchie des savoirs ?

Elles explorent le monde de la pensée explicite, le monde des concepts, sous la seule contrainte de la non-contradiction. Les autres sciences explorent le monde de la nature (physique, humaine, sociale), sous la seule contrainte du contrôle expérimental. Qu'est-ce qui importe le plus : la cohérence du raisonnement à partir de définitions claires, ou la justesse de l'action dans un monde qu'aucune définition ne peut résumer ?

*     *

Je me suis trouvé par deux fois en conflit avec des collègues, respectables mathématiciens, qui s'estimaient libres de penser et de dire que la Terre est plate.

Du point de vue du mathématicien ce n'est qu'une hypothèse, et dans le monde de la pensée on est libre de poser n'importe quelle hypothèse à condition qu'elle ne recèle pas une incohérence. Du point de vue de la science expérimentale, par contre, cette hypothèse est inadmissible car inconciliable avec l'observation.

Si l'on pense, comme Platon, que le monde réel est celui des Idées ou, comme Aristote, que le monde réel est celui de l'essence des choses, c'est-à-dire de leur définition, alors pour atteindre la justesse dans l'action il suffit de connaître les définitions puis de déduire leurs implications par un raisonnement exact.

Cette présupposition fonde la philosophie occidentale. Le monde de la pensée est supposé identique au monde réel, qu'il recouvre de façon adéquate : « le réel est rationnel et le rationnel est réel », disait Hegel. Acquérir la connaissance nécessite un effort mais le philosophe qui est parvenu à la posséder est digne de gouverner, il est le « philosophe-roi » de Platon : n'est-ce pas l'idéal de nos Enarques ?

Si par contre on estime que la pensée ne fournit qu'une représentation d'un monde réel dont la complexité la dépasse, alors on doit s'interroger :
(1) sur la pertinence de cette représentation en regard des exigences de l'action,
(2) sur la justesse de cette action en regard de la situation et des intentions du sujet actif,
(3) sur la fidélité de ces intentions en regard des valeurs que celui-ci entend promouvoir,
(4) sur la cohérence et la qualité de ces valeurs elles-mêmes.

Dans le monde des valeurs, le contrôle expérimental est impossible et le point de vue de Platon s'impose : l'expérience ne peut pas, par exemple, trancher entre les hypothèses concernant notre destin après la mort (métempsycose et nirvana des hindous ? paradis des chrétiens et des musulmans ? trou noir des athées ?) mais l'hypothèse choisie – ou le fait de n'en choisir aucune – conditionne le point de vue de chacun sur sa propre vie.

Le mathématicien fait, dans son cerveau, l'amour avec le monde de la pensée tandis que celui qui prend le parti de la science expérimentale fait l'amour avec le monde de la nature : il s'agit là d'un autre choix métaphysique, d'une orientation dans le monde des valeurs. Si chacun est libre de ses choix dans ce monde-là, encore faut-il que le choix soit conscient et ses conséquences assumées.

*     *

Voici une question qui permet de savoir quel choix vous avez fait : vous estimez-vous libre de penser et de dire que la Terre est plate ? Si oui, vous avez choisi comme interlocuteur votre cerveau ; si non, vous avez choisi la nature.

Dans ce second cas, l'action vous importe plus que la pensée ou, plus précisément, la pensée ne vous importe que dans la mesure où elle favorise la justesse de l'action, la réponse judicieuse à des situations. Pour faire le tri entre les hypothèses sur lesquelles votre pensée peut s'appuyer vous utiliserez la démarche expérimentale, fût-ce à l'échelle individuelle qui ne dispose pas d'un laboratoire pour faire des expériences contrôlées. Vous vous fierez à votre expérience quotidienne, à ce bon sens que les philosophes aiment tant à dénigrer et que vous vous appliquerez sans cesse à perfectionner.

Parmi les sciences, vous placerez sur le trône non pas les mathématiques – auxiliaire utile et précieux, simple auxiliaire cependant – mais les disciplines qui, considérant l'action, en assument les incertitudes : l'histoire, l'économie, la stratégie et l'informatique...

Placer les « sciences molles » sur le trône, ne serait-ce pas un sacrilège ? Je précise donc que j'aime et pratique les mathématiques : pour explorer les mondes enchantés qui s'ouvrent à partir de quelques axiomes, je remplis mes cahiers de calculs. Les maths sont une gymnastique mentale voluptueuse - mais faire de la gym, ce n'est pas le but de la vie.

*     *

Si nous les respectons tant, ce n'est pas seulement à cause de Platon : c'est parce qu'elles sont un exemple de certitude. Nous disons « c'est mathématique » comme pour dire « c'est certain ».

C'est oublier que leurs axiomes sont arbitraires. La géométrie euclidienne n'est pas plus « vraie » que les géométries elliptique ou hyperbolique et si elle est commode à notre échelle, elle ne convient pas à celle du Cosmos. La certitude des mathématiques réside dans les démonstrations qui partent des axiomes, mais la vérité des axiomes elle-même ne peut pas être prouvée.

Dans les autres sciences le raisonnement s'appuie non sur des axiomes mais sur des hypothèses fondées sur une induction qui, comme l'a montré Hume, généralise la portée d'une expérience limitée et ne constitue donc pas une preuve.

Karl Popper a même vu dans la réfutabilité (falsifiability) le critère qui permet d'évaluer la scientificité d'une théorie : il est non scientifique d'exiger qu'une théorie comporte la preuve absolue, irréfutable de sa vérité. Tout l'art de la recherche consiste à penser à partir d'hypothèses, explorer leurs implications puis les réviser après confrontation avec les faits.

Les mathématiques sont utiles pour préciser les hypothèses et déduire leurs implications. Mais certains, imitant les prostitués qui se trémoussent pour attirer l'attention, exagèrent pédantesquement le formalisme pour tirer parti de son prestige. Parmi tant d'équations publiées, combien sont nécessaires ?

Ceux qui méprisent les sciences molles ignorent que la certitude des mathématiques est suspendue à des axiomes choisis pour le plaisir d'explorer leurs conséquences. Par ailleurs la plupart des pédagogues ignorent le caractère hypothétique de la physique : renouant avec la scolastique qui a précédé l'émergence de la science expérimentale au XVIe siècle, ils ne considèrent pas sa démarche mais énoncent ses résultats comme autant de dogmes. Cette ignorance, cette distorsion pédagogique, faussent notre rapport avec la science comme avec l'action.

Ceux qui exigent la certitude absolue (au sujet du réchauffement climatique par exemple) s'égarent. Nous ne pouvons accéder qu'à la certitude pratique qui permet l'action, et cela doit nous suffire : certes, une hypothèse qui a victorieusement passé tous les tests expérimentaux n'est pas démontrée pour autant car elle est et reste une hypothèse ; mais seul des extravagants peuvent la contester.

Si ceux qui se font gloire de « douter de tout » étaient conséquents, ils douteraient du doute lui-même ! Ils sont comme ces adolescents qui, découvrant un beau jour que « tout est relatif », croient accéder alors à la vérité absolue...

7 commentaires:

  1. Je profite de l'occasion pour vous demander votre avis au sujet de cette méthode la MCR ( Méthode de Conceptualisation Relativisée ):

    http://www.automatesintelligents.com/echanges/2009/mar/mcr.html

    http://philoscience.over-blog.com/article-1542920-6.html

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  2. @herbe
    J'ai lu l'article de Baquiast. Je ne suis qu'en partie d'accord.
    L'existence d'un être n'est pas un des attributs de cet être : elle est un fait brut (Étienne Gilson, L'être et l'essence, Vrin, 2002).
    Une pierre rouge peut être imaginaire ou simplement possible, la pierre qui existe est réelle.
    Le chômage existe lui aussi, c'est un des phénomènes de la nature sociale. Que sa définition précise, et donc sa mesure, dépendent des intentions de l'observateur n'enlève rien à sa réalité.
    Toute observation vise un existant qui s'impose à l'observateur. Le monde de la nature n'est pas construit par nous ; par contre nous construisons la connaissance que nous avons de lui.

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  3. Bonjour,

    C'est assez curieux, car il me semble que vous êtes d'accord avec le principe général de la MCR issue des travaux de Mioara Mugur-Schächter (MMS).
    Je ne reviendrai pas sur la description de la méthode donnée assez largement dans l'article de Baquiast (voir de préférence mon premier lien, il est plus récent) et ses liens pour approfondir.

    Au delà de l'illustration que fait Baquiast la MCR part simplement du principe que:

    "peut-on parler de « réel » en sciences, sans faire référence à la façon dont ce qu'on appelle connaissance est construit par un processus complexe associant les observateurs, leurs instruments et de la « réalité » sous-jacente inconnaissable "en soi".

    et puis:
    "...Globalement, cette approche ne prétend pas, comme dans les sciences de la nature, représenter ce qui "est". De manière déclarée et résolue il s'agit d'une approche normative et finalisée, soumise à un but, à savoir le but d'éliminer a priori, par construction, toute possibilité de faux problèmes et de paradoxes. "

    Donc cette méthode ne veut en rien enlever quoi que ce soit au réel, elle intègre le réel et ses observations ...

    Après il peut y avoir débat métaphysique ou philosophique sur la notion "d'essence" mais c'est un autre débat (que commence pointer Baquiast en philosophe mais ça n'engagerait que lui et pas MMS.

    Cordialement
    Herbe

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  4. Bonjour,

    votre excellent article me rappelle une plaisanterie sur les mathématiciens (et les ingénieurs par la même occasion):
    Il est proposé à un paysan, un ingénieur et un mathématicien de cloturer un troupeau de vaches. celui utilisant le moins de barrières aura gagné.
    Le paysan utilise le bon sens paysan acquis de père en fils et cloture honrablement ses vaches en leur laissant la place pour se nourrir, se déplacer etc...
    L'ingénieur multiplie la surface pris au sol par une vache qu'il multiplie au nombre de vache. Pressées les unes contre les autres, elles sont cloturées avec beaucoup moins de barrières qu'il n'en a fallu au paysan.
    Le mathématicien ne prend que 3 barrières dont il s'entoure et postule qu'il est à l'extérieur.....

    Hervé

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  5. Bonjour,

    Je vous cite : "Je me suis trouvé par deux fois en conflit avec des collègues, respectables mathématiciens, qui s'estimaient libres de penser et de dire que la Terre est plate. "

    Faisant un peu de mathématiques, je suis étonné que des mathématiciens puissent raconter pareilles sottises. La modélisation mathématique n'affranchit pas de l'expérience ! Contrairement à certaines idées reçues qui ont causées quelques torts à cette discipline, « on ne récupère généralement dans une théorie mathématique que ce qu'on a mis dedans » car les mathématiciens n'étudient pas les objets réels mais les relations stables qui existent entre les modèles qui représentent ces objets. Mais ce qu'il est convenu d'appeler les « êtres mathématiques » n'ont pas été inventés au hasard mais pour rendre compte de certaines propriétés bien précises du monde physique.

    http://lyceeduparc.fr/cms/ldp.php?name=mpsipcsi#

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  6. @Anonyme
    J'ai moi aussi été surpris d'entendre des personnes intelligentes et estimables dire une telle sottise, puis répondre avec colère à mes objections.
    Les êtres mathématiques n'ont pas été inventés au hasard, mais c'était pour explorer le monde de la pensée. Par la suite on a constaté qu'ils rendaient convenablement compte de certaines des propriétés de la nature.
    Toute théorie mathématique répond, avant que l'on n'y ait pensé, à un aspect du monde physique. S'il n'en était pas ainsi la complexité de la nature serait bornée : mais supposer cette complexité sans limite est un axiome plus fécond.

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  7. Bonjour,
    Ayant fait la connaissance de F Jullien hier, j'ai également été très intéressé par cette autre façon de penser le changement. Je dois dire qu'il a peu développé le thème des mathématiques mais votre commentaire est convainquant. Je vous suggère le commentaire que je fais sur le face à face de la pensée de l'action et de celle de la transformation silencieuse sur mon propre blog:
    http://didierchambaretaud.blogspot.com/2010/12/francois-jullien-la-transformation.html
    Cdt

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