lundi 9 novembre 2009

Taylor, The Principles of Scientific Management, 1911

Le mot « taylorisme » évoque l’ouvrier dont le corps et le cerveau sont assujettis à la machine et la silhouette de Charlie Chaplin dans Les temps modernes : alors que l’inventeur du travail à la chaîne est Henry Ford (1863-1947) et non Frederick Winslow Taylor (1856-1915), on confond dans une même réprobation le taylorisme et le fordisme.
Mais si l’on prend la peine de lire Taylor on découvre des choses qui n’ont rien à voir avec ce qui a été mis sous le mot « taylorisme ». Même si l’entreprise industrielle de l’époque de Taylor n’est pas l’entreprise informatisée d’aujourd’hui, on trouve donc des leçons utiles dans ses travaux.

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Taylor a observé attentivement, et dans le détail, le processus de travail dans les usines. Il constate alors que laissés à eux-mêmes les ouvriers mettent au point des « règles de pouce » souvent inefficaces, et que par ailleurs le travail en équipe les incite à « ne pas faire de zèle » car celui qui travaille mieux que les autres en est vite dissuadé.

Le management traditionnel, qui consiste à « inciter les salariés à faire preuve d'initiative » par l'autorité ou par des primes, est lui aussi inefficace : en fait les managers ne savent pas comment travaillent les ouvriers.

Taylor fonde le « management scientifique » sur une analyse minutieuse du poste de travail qui conduit à améliorer à la fois l'outillage dont dispose l’ouvrier et la façon dont il l'utilise.

L’expression « management scientifique » contrarie ceux qui croient que pour rester « pure » la science doit se tenir loin de l’action et a fortiori du « management » : pourtant la démarche de Taylor est authentiquement scientifique. S’appuyant sur une observation et une expérimentation méthodiques elle définit en effet des concepts et identifie des causalités (ce qui construit une théorie), puis élabore la doctrine qui, condensant la théorie en quelques slogans judicieux, facilite sa communication.

Taylor a étudié le travail des manœuvres qui transportent des saumons de métal ou manient la pelle, des maçons qui bâtissent des murs de briques, des ouvriers qui commandent une machine-outil. Puis il a formulé des recommandations pour que les muscles, les mains et la dextérité des ouvriers puissent être mis en œuvre efficacement : ménager des temps de repos, utiliser des pelles de largeur différente selon la densité de la matière, placer briques et mortier à la hauteur du maçon pour lui éviter des gestes fatigants etc.

Il dit qu'il faut entourer l’ouvrier d’une assistance qualifiée qui l’écoute et le conseillera en cas de difficulté ; il faut aussi augmenter son salaire de sorte qu’il bénéficie du gain de productivité. L’alliage du corps de l’ouvrier et de la machine, que l’industrie met en scène, acquiert ainsi sa pleine efficacité.

Le management scientifique suppose une organisation spéciale (des experts, des formateurs, des inspecteurs), un contrôle assidu et aussi - ceci est important - de bonnes relations entre managers et salariés. Les managers doivent en effet écouter attentivement ce que disent les ouvriers et évaluer les capacités individuelles de telle sorte que chacun soit affecté aux tâches qu’il fera le mieux, et soit en outre convenablement formé.

Cette organisation permettra, dit Taylor, de multiplier la production de chaque ouvrier par un facteur compris entre deux et cinq. En contrepartie le salaire est accru de 60 à 100 % : le bénéfice de l'augmentation de la productivité est ainsi partagé entre les ouvriers, l’entreprise – et aussi les consommateurs, car la baisse du coût de production suscitera à terme une baisse du prix. On est donc loin ici de la pression impersonnelle, de la standardisation imposée, de l’extraction forcenée du profit qui ont été associées à l’image du taylorisme.

Le management scientifique doit être mis en place de façon progressive. Son déploiement complet dans une entreprise demande de trois à cinq ans et l'expérience montre que si l'on prétend aller plus vite cela provoque des conflits, des grèves, et enfin un échec après lequel l’efficacité sera encore plus faible qu’avant la réorganisation.

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Le développement du taylorisme s’est heurté à l’opposition des ouvriers mais aussi à celle, violente, des patrons : l’appliquer supposait qu’ils investissent dans les méthodes et les équipements, qu’ils augmentent les salaires, qu’ils abandonnent une partie de leur pouvoir.

En France, où Henry Le Chatellier (1850-1936) a fait connaître la pensée de Taylor, cela a été pire encore : Louis Renault n’a vu dans le chronométrage qu’un moyen de faire travailler les ouvriers plus vite et d’éviter le coulage. C’était là une application mutilée et erronée des principes de Taylor : elle a provoqué des grèves dures et contribué à la mauvaise réputation persistante du taylorisme.

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Les travers du « management traditionnel » qu’a observés Taylor à la charnière des XIXe et XXe siècles se retrouvent, sous une autre forme, dans l’entreprise informatisée contemporaine.

Dans le meilleur des cas, les processus de production sont modélisés en s’aidant de l’expertise de certains agents (UML, « use cases », diagramme de séquence etc.). Puis lors du déploiement l’ensemble des agents reçoit une formation. En régime de croisière enfin l’efficacité de chaque processus, la qualité de chaque produit, sont observées de façon suivie grâce à des indicateurs que le système d’information produit automatiquement.

Ainsi l’on modélise et organise chaque processus a priori puis on supervise son déroulement, mais on ne va pas plus loin : je n’ai jamais rencontré d’entreprise, même parmi les meilleures, où l’on se soucie d’étudier à fond ce qui se passe entre l’agent opérationnel et son poste de travail.

Or à l’usage l’agent va acquérir des habitudes, et comme dans l’entreprise industrielle d’autrefois elles incorporeront des règles de pouce. Celles-ci peuvent être ingénieuses ou nocives mais comme personne ne les étudie l’entreprise ne peut pas les connaître : alors elle sera incapable de déraciner les mauvaises pratiques comme d’encourager la diffusion des bonnes pratiques.

Les tâches à accomplir sont définies par la direction générale qui publie sur l’Intranet les notes techniques et consignes professionnelles. Dans les établissements, les agences, les consignes sont interprétées avant d’être appliquées. « Heureusement ! dit-on d'ailleurs chez Renault : si nous faisions à la lettre ce que la direction dit de faire, l’entreprise s’arrêterait immédiatement ». Ainsi les procédures se ramifient en variantes locales, les événements sont codés selon des dialectes locaux.

J’ai vu des agences où le directeur avait bâti pour gérer le plan de charge, le calendrier des travaux etc. un petit système couplant un fichier Excel à un Intranet local. J’ai vu des agents qui s’étaient constitué de petits dossiers pour gérer leurs activités. Tout cela était bricolé mais ingénieux : il aurait été utile de l’étudier en vue d’une éventuelle généralisation, mais la DG n’a jamais voulu s’y intéresser.

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L’entreprise industrielle qu'a considérée Taylor mobilisait les mains, les muscles et les réflexes des ouvriers que le travail productif associait à la machine. L’entreprise informatisée d’aujourd’hui mobilise le cerveau des agents opérationnels, assisté par le système d'information. La réussite de l’informatisation est donc celle de l'alliage entre le cerveau et l’automate.

Le travail demandé à l’agent est répétitif pour une part : il s’agit de traiter l’un après l’autre les dossiers que le processus lui amène. Mais l’entreprise lui demande aussi de faire preuve de jugement, d’initiative, pour traiter les cas particuliers qui n'ont pas été modélisés (tout modèle est incomplet), pour réagir en cas d’incident, pour interpréter ce que dit un acteur extérieur à l’entreprise (client, fournisseur, partenaire etc.).

On demande ainsi à l’agent opérationnel (pilote d’un avion de ligne, conseiller clientèle dans une agence bancaire, trader dans une salle de marché, vendeur dans un grand magasin, opérateur d’un centre d’appel, agent du back-office, agent de maintenance etc.) de prendre des responsabilités.

Mais le plus souvent on ne lui accorde pas la légitimité qui corresponde à ces responsabilités. Alors il se trouve coincé par une injonction contradictoire : « chacun doit prendre des initiatives, mais le premier qui bouge se fera taper sur les doigts ». Avoir des responsabilités sans avoir de légitimité, tout comme avoir une mission sans avoir les moyens de l’accomplir, c’est l’enfer. Cet enfer s’aggrave encore lorsque le travail se fait sous l’épée de Damoclès d’une délocalisation ou d’une sous-traitance qui entraîneront des licenciements.

Quelqu’un que l’on accable de réprimandes, et que personne n’écoute quoi qu’il puisse dire, adoptera l’attitude passive qui seule lui permet de survivre dans son emploi. La moitié « cerveau » de l’alliage « cerveau – automate » devenant alors stérile le système d’information est inopérant quelles que soient l’ingéniosité de sa conception et l’énergie avec laquelle l’entreprise propulse une « conduite du changement ».

Taylor écoutait attentivement les ouvriers ; les formateurs, les inspecteurs que met en place le « management scientifique » étaient au service de l’ouvrier, qu’ils aidaient à se perfectionner et à surmonter les difficultés imprévues ; l'outillage était soigneusement conçu pour lui éviter les fatigues inutiles ; son salaire, enfin, était augmenté parallèlement à sa productivité.

Il serait utile de renouer avec cette démarche scientifique en considérant non plus l'entreprise mécanisée, mais l'entreprise informatisée ; en analysant l’effort mental que demande la production ; en procurant de bonnes conditions de travail au cerveau des salariés.

Cela suppose d’étudier dans leur détail les pratiques individuelles, de revoir le rôle de l’encadrement, d’élaborer et communiquer un savoir sur le travail, de redéfinir les objectifs de la performance économique, de réfléchir enfin sur le choix des outils techniques…

Les entreprises qui ont pour seule priorité la baisse du coût de production par la compression des salaires, la diminution des effectifs et la délocalisation du travail vers les pays pauvres, sont incapables de s’engager dans une telle démarche qui est d’ailleurs, pour elles, dépourvue de sens.

Seules pourront y parvenir celles pour qui importe la qualité de leur produit, qui déploient les services nécessaires à la relation avec leurs clients et qui savent enfin pratiquer avec leurs agents un commerce de la considération.

2 commentaires:

  1. Henri Fayol est parfois présenté en continuité et en alternative à Taylor(ou plutôt au Fordisme d'ailleurs).
    Taylor c'est un progrès avec son revers, comme tout progrès, le vrai management commence avec Fayol.

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  2. On peut aussi lire le livre sous forme électronique,ou le télécharger, sur Gutenberg.
    http://www.gutenberg.org/ebooks/6435
    C'est gratuit, bien sûr.

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