mardi 11 août 2009

Comité invisible, L'insurrection qui vient, La fabrique, 2007

Alain Bauer avait signalé ce petit livre anonyme, attribué à des personnes qui avaient installé une épicerie à Tarnac et déjà surveillées par la police. Après la pose de fers à béton sur les caténaires d’un TGV dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 cette surveillance a abouti à des arrestations, des déclarations ministérielles et une instruction judiciaire dont on attend les conclusions.

A vrai dire, je n’ai pas trouvé ce livre plus inquiétant que ces conversations qui se terminent par « il nous faudrait une bonne guerre », « il faut tout foutre en l’air, après ça ira mieux » ou autre phrase du même tonneau.

Mais sa lecture est étonnamment fatigante : elle oblige le lecteur à naviguer entre des affirmations péremptoires, des constats partiels, des jugements et recommandations qu’il doit soupeser.

La première phrase est un aphorisme dont le style hautain imite celui de Guy Debord : « Sous quelque angle qu’on le prenne, le présent est sans issue ». C’est fort bien écrit mais cela ne veut rien dire : coincé entre le passé énigmatique que l’histoire tente d’explorer et un futur essentiellement incertain, le présent semble toujours proche d’une catastrophe – et parfois elle se produit en effet.

Les faits évoqués sont incontestables mais partiels : s’il est vrai que les organisations « s’occupent d’abord de leur survie » (p. 88) une institution ne se réduit pas à son organisation. Et si pour le comité invisible « devenir autonome » c’est « apprendre à se battre dans la rue, à s’accaparer les maisons vides, à ne pas travailler, à s’aimer follement et à voler dans les magasins » (p. 26), eh bien on peut avoir une autre idée de l’autonomie.

Alors que tout bon texte fournit, dans un paragraphe ultérieur, la réponse à chacune des questions qu’il suscite, ici les questions restent suspendues en l’air. Le « comité invisible », mauvais élève de Guy Debord, imite son ton péremptoire sans parvenir au niveau d’exigence envers soi-même que manifestent les Commentaires sur la société du spectacle et les Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici.

Ainsi le cerveau du lecteur de L'Insurrection qui vient, sollicité par de nombreux signaux qui clignotent en signifiant « c’est faux », « c’est vrai » ou « c’est absurde », peine à produire la synthèse que le texte ne fournit pas. Je donne ci-dessous la mienne, simple et, je crois, fidèle aux intentions du comité invisible.

* *

S’inspirant du modèle marxiste, le comité invisible se représente la société comme composée de trois couches : les capitalistes, qui accumulent la richesse en exploitant la force de travail ; les exploités, victimes des capitalistes ; les insurgés, minorité active et lucide qui se révolte contre cette société. Parmi les exploités, une sous-couche contribue à organiser et pérenniser l’exploitation : c’est la petite bourgeoisie, dupe et complice des capitalistes.

Dans ce modèle le salariat n’est qu’un esclavage et les institutions – Etats, partis politiques, syndicats, services publics, entreprises etc. – sont toutes mensongères.

Les insurgés trouveront leurs ressources dans des « combines multiples : outre le RMI, il y a les allocations, les arrêts maladie, les bourses d’études cumulées, les primes soutirées pour des accouchements fictifs, tous les trafics… » (p. 92). Ils doivent donc parasiter la société tout en s’efforçant de la détruire, de la bloquer : « ralentir le travail, casser les machines, ébruiter les secrets de l’entreprise... rendre inutilisable une ligne de TGV, un réseau électrique, trouver les points faibles des réseaux informatiques... » (p. 101).

Certes ces insurgés ne peuvent pas tabler sur l’éternité de « l’État providence » puisqu’ils font tout pour tarir les ressources que celui-ci redistribue. Ils doivent donc « accroître en permanence le niveau et l’étendue de l’auto-organisation » (p. 94).

Cette auto-organisation sera la « commune, unité élémentaire de l’action partisane » dont l’extension permettra « l’abolition pratique de l’argent » (p. 107).

« Selon le cours des événements, les communes se fondent dans des entités de plus grande envergure, ou bien encore se fractionnent. Entre une bande de frères et de sœurs liés « à la vie à la mort » et la réunion d’une multiplicité de groupes (…) il n’y a qu’une différence d’échelle, elles sont indistinctement des communes ». Il faudra cependant « ne pas dépasser une certaine taille au-delà de laquelle la commune suscite presque immanquablement une caste dominante » (p. 108).

Dans cette dernière phrase se boucle une contradiction : à l’horizon de l’autonomie apparaît la nécessité de l’action collective, donc d’une institution qui l’organise. Mais qu’est-ce qui garantit que la commune ne se fera pas, comme tout autre institution, dévorer par son organisation ?

* *

Quiconque se trouve mal à l’aise dans la société cherche, et trouve, une cause de son malaise : ce sera « le système » ou, comme ici, « le capitalisme ». On rêve alors de « tout foutre en l’air » pour se sentir mieux.

Dans ces moments-là on dit énormément de sottises : supprimer l’argent, par exemple, c’est revenir au troc comme seule forme d’échange ; supposer que l’autonomie, essentiellement individuelle, pourra se vivre collectivement et durablement dans la fusion affective des individus « à la vie à la mort », c’est tourner le dos aux leçons les plus claires de la psychologie.

Il n’empêche : cette pulsion destructive et suicidaire, cet illogisme, ces inconséquences, on les rencontre souvent chez l’interlocuteur et parfois en soi-même. Ici ils sont structurés en un livre, et il n’est rien de tel qu’un écrit pour révéler l’incohérence d’une pensée : on voit clairement que celle-ci ne vaut rien. Mais d’où vient la fureur qui l’anime ?

Elle s’explique par une exaspération légitime devant le mensonge, l’hypocrisie, la trahison, l’absurdité enfin qui s’étalent dans le discours politique, économique, managérial, médiatique. Car enfin quand tout le monde prétend (et quand les professeurs enseignent) que le but de l’entreprise, c’est de faire du profit, de « produire de l’argent » ; que le but en politique, c’est de gagner les élections ; que le but dans la vie, c’est de faire carrière – alors la prostitution est érigée en norme, la trahison en méthode, et l'on vide de tout contenu et le destin humain, et son rapport au monde.

Oui, il y a de quoi s’insurger. Mais d’abord il faut s’interroger, car si l’on résiste à ces slogans déplorables quelles sont donc les valeurs que l’on entend promouvoir ? Que veut-on faire, quelle orientation entend-on donner à son action ? Et plus profondément que veut-on être, quel sens et quelle portée entend-on donner au destin humain, à cette unique et brève trajectoire qui est offerte à chacun ?

Dans Tiqqun Julien Coupat avait utilisé une expression heureuse : métaphysique critique. En effet la réflexion sur ce que nous entendons faire, sur ce que nous entendons être, exige une mise en ordre de nos valeurs et l’élagage de leurs éventuelles incohérences.

* *

Cet effort, le « comité invisible » ne l’a pas mené à son terme. Il en est au point où l’on se trouve lorsque, à la fin de l’adolescence, on entre dans le monde du travail et que l'on découvre les mensonges et absurdités qu’il recèle. On est alors naturellement tenté par la délinquance, le terrorisme, le suicide. Puis on dépasse cette étape – souvent par le cynisme ou la soumission, parfois aussi, et heureusement, par un réalisme ironique, lucide et constructif.

C’est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que nous n’en sommes plus au stade du capitalisme mais à celui de l’ultra-capitalisme ; que l’informatisation a succédé à l’industrialisation et transforme l’économie, la société, en y introduisant autant de risques nouveaux que de possibilités nouvelles ; que l’expérience historique enseigne que de telles nouveautés sont toujours utilisées d’abord de façon meurtrière.

Non, le présent n’est pas sans issue, au contraire : devant nous s’ouvre un carrefour qui présente le choix entre la civilisation et la barbarie.

Dans chaque institution, ce choix se manifeste à l’occasion du conflit entre la mission et l’organisation. C’est pourquoi j’ai le plus grand respect pour les animateurs, les entrepreneurs, qui assument et respectent la mission, qui la défendent contre les abus de l’organisation.

Le comité invisible les considère comme des « petits bourgeois » et les méprise en conséquence (même s’il concède p. 88 qu’il existe des « êtres estimables »). Je perçois pourtant plus d’autonomie chez ces personnes à la solide colonne vertébrale que chez des parasites vivant de fraudes et de trafics. C’est sur elles que je mise pour construire la société civilisée, humaine, qui est aujourd’hui matériellement possible mais aussi – et il faut l’assumer – historiquement et sociologiquement si peu probable à court et moyen terme.

15 commentaires:

  1. Bonsoir
    Contrairement à ce que vous affirmez :"La lecture de ce petit livre a tellement inquiété Alain Bauer qu’il a usé de son influence pour faire mettre sous surveillance les personnes qui avaient installé une épicerie à Tarnac", je n'ai usé d'influence que comme lecteur en indiquant l'ìntérêt d`'un ouvrage anonyme. Par ailleurs, selon les éléments du dossier diffusés dans la presse, cette surveillance avait commencé plusieurs mois avant la lecture en question.
    Merci
    Alain BAUER

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  2. @Alain Bauer
    Merci pour cette précision.
    Je remplace donc la phrase "La lecture de ce petit livre a tellement inquiété Alain Bauer qu’il a usé de son influence pour faire mettre sous surveillance les personnes qui avaient installé une épicerie à Tarnac" par "Alain Bauer avait signalé ce petit livre anonyme, attribué à des personnes qui avaient installé une épicerie à Tarnac et déjà surveillées par la police".

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  3. Bonjour,

    Je trouve cette contribution très pertinente,
    et j'y adhère complètement.

    Florent COUDERT.

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  4. Ce commentaire tombe à pic : j'allais passer chez mon libraire pour commander ce livre (introuvable à Casablanca) suite à une critique positive que j'avais lue ... portant exclusivement sur l'analyse initiale présentée dans l'ouvrage. Le tour d'horizon que je viens de lire me suffit et je n'irai donc pas commander ce livre.

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  5. N'engraissons pas ceux qui prétendrent vivre aux crochets des autres qui travaillent, eux. Soyez cohérent en appliquant leurs principes: inutile de payer, vous trouvez le livre au format électronique word ou pdf en tapant le titre dans un moteur de recherche.

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  6. D'apres l'article wikipedia consacré à l'insurrection qui vient, il s'agirait en réalité d'un canular 'pataphysique....

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  7. @Anonyme
    C'est bien plutôt la revendication de l'Incomestible qui me semble être un canular... malheureusement, d'ailleurs.

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  8. "à la fin de l’adolescence, on entre dans le monde du travail et que l'on découvre les mensonges et absurdités qu’il recèle. On est alors naturellement tenté par la délinquance, le terrorisme, le suicide. Puis on dépasse cette étape"
    Honnêtement, je savais pas que j'avais envie de me suicider, merci.

    "Dans ces moments-là on dit énormément de sottises : supprimer l’argent, par exemple, c’est revenir au troc comme seule forme d’échange ;"
    Quelle étroitesse d'esprit! Pour vous, c'est soit noir, soit blanc, soit le troc, soit l'argent. Il faut aller plus loin que ce que l'on connait déjà, pourquoi n'y aurait'il pas un autre système qui puisse être mis en place ?
    Dans une société où la valeur des choses n'aurait que peu d'intérêt, voir pas du tout, où l'on n'aurait un mode de vie totalement différent, ne pourrait -on pas se passer d'argent ? Il faut tout remettre en question. Mais le fait que j'aborde ici s'inscrit dans une vision très large, qui semble complexe de premier abord mais qui ne l'est pas en réalité. Les écrits abondent la dessus et aussi, je vous invite une nouvelle fois, comme dans mon message précèdent à vous renseignez sur ce mot, hélas, trop communément faussé dans l'esprit de celui qui l'ignore,que l'on nomme anarchisme.

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  9. @grossebourse
    Je n'avais pas publié votre message précédent parce qu'il était plein de fautes de syntaxe.
    Puisque vous évoquez l'anarchie, apprenez que la liberté de l'individu se gagne par une discipline intime, laquelle interdit les phrases qui ne veulent rien dire comme "il faut tout remettre en question" ou "pourquoi n'y aurait-il pas un autre système".

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  10. Il n'est pas superflu à ce niveau d'intervention là, de se doter d'une sur conscience auto proclamée et d'une autorité morale obtenue par toutes sortes de pressions, chantages affectifs, violences verbales, prises omniprésentes de paroles, contestation systématique de toute proposition autonome.
    Christian hivert
    http://www.mouvementautonome.com

    Le must reste encore de prendre sournoisement la tête de collectifs constitués, voir d'en constituer nous-mêmes, de soulever toutes les contradictions existantes, d'en inventer s'il le faut, montrer les uns contre les autres tout ceux qui pourraient s'apercevoir un jour de leurs intérêts communs, rendre inconciliable ce qui pourrait l'être, faire de divergences des oppositions, d'oppositions des guerres sans fondement et sans fin, refuser toute discussion réelle sur le fond et aviver au maximum les rancoeurs personnelles accumulées.

    Et si malgré tout cela une quelconque conscience progresse, la décréter médiocrité, si un quelconque individu résiste, le briser moralement et physiquement !

    "Tous ensemble nous resterons moyens !
    Sachons profiter pour bloquer toute évolution !
    Dominus Domina Dominum Dominis Domini Domine "

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  11. Quelle naivete. Mais le capitalisme est en train de s'ecrouler bonhomme. Se reorganiser n'est pas un reve c'est une necesssite vital pour tous les chomeures (en fait autout de 5 a 7millions si l'on compte rmiste et exclus). La nature humaine est ainsi faite que ce qui parait inconcevable le ventre plein devient evident le ventre vide. Par exemple risquer de se faire trouer ou s'organiser pour reclamer son du.

    "Dans cette dernière phrase se boucle une contradiction : à l’horizon de l’autonomie apparaît la nécessité de l’action collective, donc d’une institution qui l’organise. Mais qu’est-ce qui garantit que la commune ne se fera pas, comme tout autre institution, dévorer par son organisation ?"

    Reponse: la commune n'est pas une institution, elle ne se constitue que dans un but precis et se dissout des que ce but ou se projet n'a plus court. Elle ne survit surtout pas a ce qui la cree et ne s'impose pas a des generations. Elle n'a rien a voir avec cette entite fetichiste qu'est l'institution (etat, entreprise etc)
    Par exemple une commune qui produirait de l'acier est une association de personne ayant decide que la production etait necessaire pour tout un ensemble d'avantage qu'elle procure, mais lorsque la production a atteint son terme ou qu'elle est juge inutile ou trop importante alors la commune se dissout, se reduit ou change de nature selon la volonte de ces membre".

    Une entreprise capitaliste, se definit par la necessite de survirvre, quelque soit les moyens (corruptions, matraquage publicitaire, chantage a l'emploi) meme si sa production est juge par tous un desastre humanitaire (industrie du tabac, industrie de l'alcool, armement antipersonnels, sable bitumineux de total, autrefois PCB, amiante, automobile diesel, publicite, entreprise agro industriel produisant l'huile de palme, le soja OGM pour l'elevage, creant des plantations geante d'eucalyptus) A ce rythme la on ne comprend toujours pas pourquoi la cocaine, l'heroine ne sont pas des industries legales: les gens en voudrait peut etre et ca ne fait pas plus de mal a la planete que le reste. En fait probablement moins: la coca est la plante la plus adapte aux andes et le pavot pousse tres bien en afghanistan. Par ailleurs la cocaine fait infiniment moins de degat que l'alcool en france. Mais la cocaine est produit par un pays pauvre qui n'a pas assez d'armement pour imposer son commerce. Tout n'est qu'affaire de rapport de force, et quand le capitalisme occidentale faiblit, il faut l'achever en le sabotant.
    Nous n'avons pas besoin de monsanto pour cultiver ni meme d'edf pour produire l'energie dont nous avons raisonnablement besoin. De simple association d'interet suffisent. C'est comme je l'ai dit ce qui va naitre par la force de la situation, car quand on a plus de thune soit on vole, soit on produit soit meme, soit les deux.

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  12. @kerlerouge
    Qui s'érige en donneur de leçon doit respecter l'orthographe et la syntaxe, c'est une façon de respecter l'interlocuteur.
    Quant votre leçon... j'entends un cri de souffrance, je compatis, mais un cri ne sert qu'à se soulager.
    La révolte ne peut être efficace que si elle s'arme de rigueur - et cette histoire de commune, ce n'est que du "y a qu'à".

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  13. Cette manière d'humilier ses détracteurs en pointant au préalable systématiquement les "fautes" d'orthographe...

    Est-ce pour éviter de répondre aux arguments avancés ?
    N'avez-vous donc que si peu de choses à dire sur le sujet, du haut de votre piédestal, vous qui paraissez avoir fait la synthèse critique de 200 ans de pensée anarchiste ?

    J'attendais un vrai débat construit en tombant sur ce forum. Votre attitude le rend impossible...

    Merci en tout cas, en optant lâchement vers le second, de nous rappeler que désaccord et mépris sont deux choses différentes.

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  14. @ludwag
    C'est par respect pour les lecteurs de ce site que je m'efforce - sans toujours y parvenir - d'éviter les fautes d'orthographe et de syntaxe. Je demande aux commentateurs de faire de même.
    Les textes négligés sont pénibles à lire - et déjà trop nombreux sur le Web.
    N'est-il pas d'ailleurs de bonne stratégie, lorsqu'on n'est pas d'accord avec quelqu'un, de s'adresser à lui en usant du langage le plus classique ? C'est ce que faisait Debord, j'observe que vous faites de même : voilà donc un point d'accord entre nous.

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